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texte mis en ligne le samedi 18 mars 2000

Fin de vie, arrêt de vie, euthanasie

Commentaires de Michel Cavey

 

Le Comité Consultatif National d’Ethique vient de rendre un avis relatif aux problèmes de la fin de vie. Ce texte a donné lieu à des réactions très négatives de la part des militants du mouvement des soins palliatifs. Une rencontre a eu lieu le 6 mars 2000 à Paris sous l’égide de l’Espace éthique de l’Assistance Publique de Paris.

J’y suis allé et j’ai retenu entre autres que l’avis en question entendait ne traiter de la question de l'euthanasie que de manière oblique, le fond du texte étant consacré à la fin de vie en général. J’ai également retenu qu’on m’invitait à lire attentivement le texte de la première à la dernière ligne, ce que j’ai fait.

Je n’avais jamais lu d’avis du Comité Consultatif National d’Ethique ; dans mon imaginaire cette instance était une assemblée de sages qui avait le souci de rechercher, hors de toute pression d’un groupe ou d’un instant, des principes susceptibles d’aider la décision éthique concrète ; bref une instance où l’exigence intellectuelle régnait sans partage.

Qu’ai-je découvert ?

En premier lieu qu’il s’agit d’un texte de 12 pages, réparti comme suit :

Le mot " euthanasie " apparaît pour la première fois à la 8e ligne du texte, et on le rencontre 7 fois dans les six premières pages. Il s’agit donc d’un texte sur l’euthanasie, et on s’étonne que le Comité Consultatif National d’Ethique soit réticent à l’admettre.

Il me restait donc à espérer que la question au moins avait été traitée à fond. Les pages suivantes visent à permettre d’en juger. En guise de mise en bouche, essayons de nous faire une idée de l’ambition avec laquelle le texte a été conçu et rédigé. Il suffira pour cela de lire les premières lignes du texte :

Les progrès réalisés ces dernières décennies en matière d’hygiène de vie et ceux des techniques médicales conduisent à un allongement remarquable de la durée de la vie.

D’emblée cette phrase contient en germe toute l’équivoque de la question posée : car chacun sait que l’allongement de la durée de vie doit autant au progrès économique et social qu’au progrès médical. Autant dire que les médecins n’ont vis-à-vis de l’euthanasie et du débat en général sur la longévité que demi-voix au chapitre ; une voix marginale : le débat est bien un débat philosophique et social. Il serait temps plutôt de se demander sérieusement de quoi notre société se défausse sur la médecine. Toujours est-il qu’on ne s’attendait pas à voir le Comité Consultatif National d’Ethique manier le faux truisme avec un tel aplomb.

En même temps, on assiste à un certain effacement des frontières entre la mort et la vie et, d’une certaine manière, à une désappropriation par le mourant de sa propre mort.

Ici aussi l’imprécision laisse pantois : il paraît que le mourant est dépossédé de sa mort. Mais le Comité Consultatif National d’Ethique serait bien en peine de trouver une civilisation ou une époque dans lesquelles le mourant aurait été propriétaire de sa mort ! De tout temps la mort a été avant tout un phénomène social, et non individuel. C’est commettre une énorme bourde que de lire, par exemple, le texte de Philippe Ariès sur " la mort apprivoisée " comme le témoin d’un temps où l’homme maîtrisait sa mort ; ce n’est pas l’individu qui la maîtrisait mais la collectivité, et elle le faisait au travers d’un rituel stable et fixe, qui dépossédait le mourant de sa mort d’une manière peut-être plus paisible mais certainement plus sûre que le mourir contemporain…

S’ensuivent bien des problèmes éthiques et humains inédits.

L’à-peu-près continue : car s’il est vrai que le progrès médical engendre des débats éthiques, il vaudrait mieux se garder de l’amalgame : le débat sur l’euthanasie, lui, est vieux comme le monde, et on trouve là le premier indice de ce qu’il faut bien appeler l’escroquerie intellectuelle dont nous sommes ici victimes : ce qu’on nous dit en effet c’est que le problème de l’euthanasie doit être tranché maintenant parce qu’il est nouveau, et engendré par la perversion de la médecine moderne ; on se croirait dans un débat sur l’écologie. Ainsi l’euthanasie est présentée subrepticement (mais le Comité Consultatif National d’Ethique ne manquera pas de rétorquer que dans les lignes citées il n’est pas question d’euthanasie) comme un remède à une déviation récente qu’il s’agit simplement de rectifier. Alors que cette question a toujours été posée à l’homme, généralement en relation avec la douleur : "Oh ! si seulement il m’avait précipité sous la terre, par-dessous l’Hadès qui engloutit les morts, dans l’immense Tartare, après m’avoir sauvagement enchaîné dans des liens indissolubles, pour que ni dieu ni personne ne trouvât matière à s’en réjouir, tandis qu’à présent, jouet des airs, je souffre, hélas ! pour la joie de mes ennemis" (Eschyle, Prométhée enchaîné).

En attestent les hésitations et fluctuations récentes des législations sur ce point, les nombreux débats - souvent à fort impact médiatique- sur la question et une production littéraire non négligeable.

Que le lecteur se rassure : j’ai eu la même impression d’irréalité ; mais nous ne rêvons pas : le Comité Consultatif National d’Ethique était loin de se douter que son avis aurait un impact médiatique.

En France notamment l’application stricte de la loi amène à qualifier l’euthanasie d’homicide volontaire, d’assassinat ou de non assistance à personne en danger.

Comment peut-on écrire une chose pareille ? Ce qui nous est dit, c’est que :

L’euthanasie est qualifiée d’homicide volontaire. C’est le cas : dans l’euthanasie on tue un homme en le sachant et en le voulant. Les choses ont un nom, et il s’agit d’un homicide volontaire. Le problème est de savoir si cet homicide est un meurtre. Car tous les homicides ne sont pas des meurtres : c’est le cas de l’homicide involontaire, ou de la légitime défense ; de même ni le bourreau ni le soldat ne sont tenus pour meurtriers.

L’euthanasie est qualifiée d’assassinat : c’est toute la question. Mais c’est aussi la formulation la moins utilisable, en raison de sa charge émotionnelle. Même si le droit ne l’entend pas tout à fait ainsi, le mot d’assassinat possède une connotation extrêmement péjorative, qui porte non sur le meurtre, non sur la préméditation, mais sur les mobiles.

L’euthanasie est qualifiée de non-assistance à personne en danger. Ici nous entrons en pleine supercherie : la non-assistance à personne en danger ne peut qualifier qu’un défaut de soins, c’est à dire un abandon thérapeutique, ce qu’on appelle encore parfois l’euthanasie passive. On ne pensait pas qu’on se trouvait encore, en France, à confondre les actes qualifiés d’euthanasie passive avec l’euthanasie tout court. Le pire est de voir que le Comité Consultatif National d’Ethique n’a pas avancé davantage.

Ces trois formulations se valent plus ou moins. Elles se valent dans les couches les plus rétrogrades de la conscience sociale. Il reste à savoir si le Comité Consultatif National d’Ethique s’honore en participant à ce salmigondis.

Mais les juridictions qui sont rarement saisies en la matière font preuve, lorsqu’elles condamnent, de la plus grande indulgence.

Ici le Comité Consultatif National d’Ethique pointe la contradiction entre la loi et son application pour stigmatiser l’inadéquation des textes. On verra plus loin ce qu’est sa proposition : l’euthanasie resterait une infraction, mais il y aurait des exceptions ; bref, il y aurait une loi, mais on s’arrangerait.

Par ailleurs, divers mouvements d’opinion militent en faveur d’une modification des textes.

Le texte vise ici essentiellement l’Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité. On ne tardera pas à voir que le Comité Consultatif National d’Ethique ne propose rien d’autre que de s’aligner sur ses positions.

De la lecture de ces deux paragraphes, on sort terrifié : on s’attendait à un texte sérieux, charpenté, argumenté. On espérait une réflexion précise, rigoureuse, intraitable. On pressent qu’il pourrait bien ne s’agir que d’une fumisterie. Naturellement le Comité Consultatif National d’Ethique aura beau jeu de répondre que cette critique est vétilleuse, et que le sens général du texte est suffisamment clair. Je fais donc ici un procès d’intention. Sans doute. Mais le problème précisément est là : pour le sens général des choses, le journalisme suffit. D’un Comité Consultatif National d’Ethique on attend autre chose.

Lisons donc plus avant :

Le CCNE s’est déjà prononcé à ce propos [7], mais son avis, dicté par l’urgence, en était resté à la formulation de quelques principes forts, à partir desquels il désapprouvait qu’un texte législatif ou réglementaire légitime l’acte de donner la mort à un malade. Huit ans plus tard, en 1998, dans son rapport Consentement éclairé et information des personnes qui se prêtent à des actes de soin ou de recherche [9], le même CCNE se déclarait favorable à une discussion publique sereine sur le problème de l’accompagnement des fins de vie, comprenant notamment la question de l’euthanasie. Il se demandait alors si sa prise de position de 1991 n’était pas dépassée.

Sans préjuger de la réponse, il s’agit donc bien de revenir sur l’interdit prononcé en 1991. Cela méritait d’être souligné.

et insistait sur l’importance d’une réflexion en commun sur la question des circonstances précédant le décès.   Le présent rapport tente d’apporter des éléments à cette réflexion nécessaire. Vivre et mourir aujourd’hui  :

Nul ne songe à nier et moins encore à déplorer les progrès de l’hygiène et de la médecine qui marquent notre époque de façon déterminante. La qualité de la vie d’une façon générale et son allongement spectaculaire dans les pays occidentaux en témoignent abondamment. Dans ces pays par exemple, environ une petite fille sur deux naissant aujourd’hui deviendra centenaire.

On a déjà évoqué plus haut ce qui apparaît ici comme une redite. Mais que peut-on attendre de cette fresque sulpicienne pour la clarté et la densité du débat ? Répétons-le : un tel avis réclame avant toute chose de la précision et de la concision. C’est avec un peu d’inquiétude qu’on voit le Comité Consultatif National d’Ethique s’égarer dans d’inutiles méandres.

Ces avancées ne vont toutefois pas sans contraintes, dont la médicalisation des fins de vie. 70% de la population meurt actuellement à l’hôpital ou en institution. Le fait en lui-même, fruit d’une prise en charge bénéfique, ne saurait être critiqué. Mais l’hospitalisation a ses revers : elle arrache à son environnement familier et humain une personne fragilisée qu’elle confie à des systèmes techniques souvent très perfectionnés, mais dont la logique même consiste à la traiter de façon objective. La technique se caractérise en effet par ses performances. Mais face à la mort inéluctable, quelle performance est-on en droit d’espérer ? Performante, la technique est aussi, par essence, impersonnelle. Par ailleurs, elle se fragmente et fragmente qui elle touche, elle multiplie sans cesse les réseaux de ses pouvoirs en spécialités, appareils et produits de plus en plus divers et sophistiqués, morcelant l’unité de la personne prise en charge et la transformant plus que jamais en patient. La prolongation médicale de la vie entraîne parfois des conséquences peu compatibles avec la qualité de la vie. Certes, le recours à ces manières de faire, nécessaires pour assurer survie et rétablissement, se justifie en règle générale par son caractère temporaire et provisoire ; il devient plus problématique lorsque, la fin approchant, il tend à former le dernier milieu au sein duquel la personne est conduite à vivre.

L’emprise technique qui marque notre temps rejoint la quête d’immortalité qui habite depuis toujours l’humanité. Beaucoup croient alors et beaucoup espèrent que les progrès de la science permettront d’échapper un jour à la mort elle-même. Les fantasmes sur la cryogénisation, consistant à maintenir un cadavre dans un caisson à –196° ; en attendant d’éventuels progrès techniques permettant la guérison d’un malade, ou sur le clonage, en témoignent à leur manière. Mais il n’est pas besoin d’adhérer à de telles croyances pour constater combien la mort a disparu de notre environnement quotidien. Les rites mortuaires, dont le deuil, s’érodent et la mort devient une manière de tabou. L’évoquer ou y penser devient plus ou moins obscène ou pathologique.

Le texte ici fait irrésistiblement penser à un discours de l’Episcopat. Que peut-on espérer tirer de cela ? Est-il si obvie de prétendre que la quête d’immortalité habite l’humanité depuis toujours, quand elle n’est plus probablement la hantise que de la civilisation occidentale d’après la Renaissance ?

Il y a un peu plus de trois siècles, Jean de La Fontaine pouvait écrire du laboureur désireux de faire à ses enfants l’éloge du travail :

Un riche laboureur, sentant sa mort prochaine,

Fit venir ses enfants, leur parla sans témoins.

La mort était alors entourée, affaire familiale ou publique ce qui est loin d’avoir disparu chez nous et ce qu’elle demeure dans bien des régions du monde. Mais ce qui frappe le plus dans les vers cités, c’est la mention,- qui a l’air toute naturelle pour l’auteur,- de ce que le laboureur sent venir sa mort et s’y prépare. Peut-on en dire autant aujourd’hui ?

Chaque ligne du texte, décidément, recèle une surprise : un peu de réflexion, un peu de sérénité, et surtout un peu de pratique de terrain auraient permis de percevoir que, même encore aujourd’hui, le riche laboureur demeure capable de sentir sa fin prochaine.

En fait, les incontestables progrès de la médecine et de la technique et les fantasmes d’immortalité ont conduit bien souvent à déposséder la personne de sa mort ;

On se souvient de ce qui a été dit plus haut : c’est méconnaître totalement la situation que se figurer que cette dépossession est nouvelle. Elle n’a fait que changer de forme, le rituel social ayant cédé la place à un rituel médical. Certes on ne peut dire que ce soit indifférent, et il est probable que cette modification aura été une régression. Mais la question aurait été au fond de savoir ce qui pousse l’homme occidental contemporain à poser la revendication de l’euthanasie, jusqu’ici largement individuelle, en termes nouveaux et collectifs.

à ne pas toujours lui permettre - là où ce serait encore possible- de prendre en charge ses derniers moments et de les vivre.

En effet la mort fait encore partie de la vie d’une certaine manière. Elle l’achève et la clôture et lui permet d’arriver à une forme d’unité. L’identité d’une personne n’est en effet jamais définie tant qu’elle n’est pas close. Et le pouvoir mystérieux de la mort tient dans le fait que, tout en mettant fin à la vie (en l’anéantissant, hors toute perspective de foi), il lui donne pourtant valeur et sens. La scansion et la sanction de la mort forment les conditions d’existence du temps humain lui-même.

Il est bon de voir enfin le Comité Consultatif National d’Ethique faire son métier, c’est-à-dire tâcher d’asseoir son avis sur des bases philosophiques sûres. Encore faudrait-il y mettre le prix, et le dire clairement. Le paragraphe qu’on vient de lire est dans le droit fil de Heidegger, relu peut-être par Levinas (Cf. Dieu, la mort, le temps). Mais il ne faut pas avouer ce genre de généalogie : elle pourrait faire contester l’argument… Au reste ce que dit Heidegger, c’est qu’il n’est de dasein que mortel. Celui qui revendique la qualité de la mort comme témoin de la qualité de la vie, c’est Nietzsche.

Une pratique médicale qui ne serait attachée qu’au principe impersonnel et dépersonnalisant de la technique, comme à l’utopie d’une vie sans fin, n’entrerait-elle pas alors en conflit avec ces autres valeurs fondamentales de l’existence humaine que sont la vulnérabilité, le sens de la fin, l’autonomie et la dignité ?

On ne résiste pas au plaisir de pointer ici encore la platitude et l’inconséquence. La phrase est belle, mais comme les tambours elle sonne d’autant plus fort qu’elle est plus creuse. Il faudrait pourtant préciser en quel sens la vulnérabilité est une valeur (même si on peut l’entendre) ; quant à l’autonomie c’est un sujet terriblement brûlant : sans même entrer dans le débat entre autonomie et dépendance, que peut-on dire de la cohabitation entre autonomie et dignité ? Serait-ce que le sujet en perte d’autonomie aurait perdu une des valeurs fondamentales qui faisaient de lui un être humain ?

Répétons-le : en écrivant ces lignes, je sais fort bien que le Comité Consultatif National d’Ethique serait le premier à rejeter ce dont je feins de le suspecter. Mais son rôle était d’être rigoureux et précis. Certes, ce n’est pas ce qu’il a voulu dire, mais c’est ce qu’il a dit. Et le fait qu’il l’ait dit, même à son corps défendant, n’est en rien innocent.

C’est dans ce contexte que certains posent la question de l’euthanasie ou bonne mort.

Ici encore l’escroquerie intellectuelle affleure : dans les mots qui sont écrits, on assimile euthanasie et bonne mort. Et d’enfoncer le clou en rappelant le grec : eu-thanatos. Le problème est qu’en grec eu- ne signifie pas exactement " bon ". Son sens général est plutôt : " ce qui est dans l’ordre des choses " ; ainsi un accouchement est eutocique (et à l’inverse un accouchement dystocique n’est pas un " mauvais " accouchement mais un accouchement difficile). On rappellera simplement que le texte souvent cité de Bacon dit qu’il vient un temps où il est bon que la mort vienne. Bref ici le Comité Consultatif National d’Ethique proclame l’identité euthanasie-bonne mort. A ce stade de la lecture on a tout lieu de croire qu’il y souscrit.

Mieux mourir aujourd’hui :

Il serait illusoire de croire que mourir et l’amélioration des conditions qui entourent cet événement puissent jamais constituer un bien, vers lequel se diriger de façon conquérante. Mourir reste une épreuve douloureuse et difficile, quelle que soit l’expérience spirituelle de la personne, et on ne peut que tenter d’en atténuer la douleur et la difficulté, en évitant de tomber dans cette autre utopie qui consisterait à croire que serait à portée de main ou de technique une bonne mort ou belle mort.

Serions-nous ainsi détrompés ? Certainement pas : ce qui dit le Comité Consultatif National d’Ethique, c’est seulement que jamais toute la technique du monde ne fera de la mort une bonne mort. Heureusement, il y a l’euthanasie.

C’est d’ailleurs une des difficultés que présente la position donnant à penser que l’on peut maîtriser totalement la/sa vie et la/sa mort. Cela dit, le problème des conditions en fonction desquelles les uns et les autres peuvent être conduits à affronter la mort ne doit pas être évité.

Certains gestes et attitudes font l’objet aujourd’hui d’un très large consensus et méritent d’être encouragés. Ils engagent fortement la responsabilité des soignants et appellent la mission même de la médecine à se renouveler. Ils correspondent à la prise de conscience que la personne arrivée au terme de sa vie, malgré son extrême fragilité et sa vulnérabilité, surtout à cause d’elles, doit être respectée dans son autonomie et sa dignité. Ces gestes et attitudes concernent notamment le développement des soins palliatifs, l’accompagnement des mourants et le refus de l’acharnement thérapeutique. Le respect rigoureux des dispositions liées aux exigences qu’elles énoncent tendra très certainement à placer la question de l’euthanasie proprement dite à une plus juste place.

Le développement des soins palliatifs :

La notion de soins palliatifs promue dans les années 1970 par les pionniers du Saint Christopher Hospice de Londres, visait surtout la fin de vie des patients atteints de cancer. Elle s’est progressivement étendue au stade terminal d’autres affections et diversifiée en fonction des pathologies et de l’âge des malades, notamment les patients plus jeunes touchés par le sida. Les soins palliatifs ont été mis en oeuvre en France dès les années 1980 dans des services de gérontologie. Ils connaissent aujourd’hui un essor notable, mais peuvent être encore améliorés.

Les soins palliatifs se présentent comme des soins actifs dans une approche globale de la personne atteinte d’une maladie grave évolutive ou terminale. Leur objectif est de soulager les douleurs physiques ainsi que les autres symptômes et de prendre en compte la souffrance psychologique et spirituelle. Ces soins peuvent se pratiquer tant en institution qu’au domicile du malade.

Leur visée est simple : permettre au processus naturel de la fin de la vie de se dérouler dans les meilleures conditions, tant pour le malade lui-même que pour son entourage familial et institutionnel. Aussi les soins palliatifs visent-ils à contrôler la douleur et les autres symptômes d’inconfort en préservant autant que faire se peut la vigilance et la capacité de relation du malade avec l’entourage ; ils assurent la nutrition et l’hydratation de façon adaptée à la fin de la vie, en évitant les manoeuvres instrumentales inutiles ; ils garantissent une prise en charge de qualité -à la base même du confort et élément essentiel du réconfort- et s’efforcent de maintenir la communication avec le malade en lui apportant le soutien relationnel adéquat, quand la communication verbale reste possible, ou, lorsque celle-ci s’avère impossible, en exploitant les ressources de la communication non-verbale.

Au delà de l’attention à la personne en fin de vie, l’ensemble des membres d’une unité ou d’une équipe de soins palliatifs veille à maintenir ou recréer les liens familiaux, en apportant à la famille les dispositions matérielles et le soutien psychologique nécessaires pour qu’elle puisse vivre l’accompagnement de son parent dans des conditions de confort matériel et moral satisfaisantes. Après le décès, l’action se poursuit par un soutien auprès de la famille, dans un but de prévenir les complications somatiques et psychologiques du deuil, notamment le suicide, auquel les conjoints âgés, particulièrement les hommes, sont exposés.

Tout cet exposé est bien fait, et il décrit assez correctement la situation et la visée des soins palliatifs. Mais il y a tout de même une énigme : A quoi sert-il ? En quoi fait-il avancer le débat éthique ? Naïf lecteur je pensais que le Comité Consultatif National d’Ethique rendait des avis ; ce qui impliquait qu’il rendait des avis sur des questions. A ce stade du document, on ne sait toujours pas sur quelle question il s’agit de donner un avis. Serait-ce sur les soins palliatifs ? Alors nous apprenons que le Comité Consultatif National d’Ethique est pour, ce qui est plutôt rassurant ; mais on ne lui demandait rien. Serait-ce donc sur une autre question ? On a pourtant cru comprendre que le document ne visait pas l’euthanasie. Bref nous sommes dans l’incertitude. On verra vite qu’elle ne durera pas.

En France, l’importance des soins palliatifs fut reconnue dès 1986 dans une circulaire ministérielle relative à l’organisation des soins aux patients en phase terminale [6]. Cette circulaire définissait les soins palliatifs et officialisait la création d’unités appropriéesnote4

. Depuis 1991 ces soins font partie des missions de l’hôpital et leur accès est présenté comme un droit des malades [17]note5

. Une enquête, réalisée en 1993, fit le point sur la diffusion des soins palliatifs, les obstacles à leur développement et la manière de les surmonter. Le rapport qui en est issu [15] a fait de très nombreuses propositions et recommandations concernant l’organisation des soins palliatifs, le contrôle de la douleur, la formation et le soutien des soignants, la place des bénévoles dans l’accompagnement des mourants et leur famille, ainsi que l’accompagnement à domicile et à l’hôpital.

Depuis 1993, plusieurs initiatives réglementaires ont été prises. La plus récente organise la mise en oeuvre du plan d’action triennal de lutte contre la douleur dans les établissements de santé publics et privés. La loi du 9 juin 1999 [18] enfin vise à garantir le droit à l’accès aux soins palliatifs et à un accompagnement pour toute personne malade dont l’état le requiert. L’efficacité de cette loi reste néanmoins subordonnée à son financement.

En effet, on va à deux reprises faire observer que les soins palliatifs sont beaux et bons mais qu’ils ne sont pas développés. On retrouve ici le raisonnement de l’ADMD : cette association dit militer pour les soins palliatifs, mais elle fait observer qu’en attendant qu’ils soient pratiqués partout il faut bien régler leur compte à ceux qui ne peuvent en profiter.

En la votant les parlementaires français se sont conformés à l’esprit du projet de recommandation du Conseil de l’Europe, rendu public en mai 1999, et qui vise à assurer aux malades incurables et aux mourants le droit aux soins palliatifs [13].

Au plan de la déontologie, le Code de déontologie médicale de 1995 [19] énonce qu’en toutes circonstances, le médecin doit s’efforcer de soulager les souffrances de son malade et de l’apaiser moralement (article 37) ; il ajoute qu’il convient d’accompagner le mourant jusqu’à ses derniers moments, assurer par des soins et mesures appropriés la qualité d’une vie qui prend fin, sauvegarder la dignité du malade et réconforter son entourage (article 38). Le commentaire dont cet article est assorti fait apparaître la continuité de l’acte médical, passant du curatif au palliatif et souligne tout l’intérêt de soins spécifiques dans la situation d’une vie parvenue irrémédiablement à son terme.

L’accompagnement des mourants :

Depuis la circulaire Laroque de 1986, l’accompagnement est reconnu comme une partie essentielle des soins palliatifs visant à réinscrire la fin de vie dans le cadre des relations sociales habituelles. Il cherche à replacer la personne parvenue au terme de sa vie dans son contexte familial et social et, ce faisant, à replacer la mort dans le cadre des événements familiaux dont elle s’était trouvée trop souvent écartée. L’accompagnement engage non seulement les soignants mais aussi la famille et des bénévoles.

Le rapport Delbecque de 1994 soulignait les principales composantes de la philosophie de l’accompagnement : respect de la vie privée, prise en compte du malade et de sa famille comme un ensemble, qui a besoin d’une aide pour s’adapter à une situation angoissante et déstabilisante, [et pour] parler et participer activement aux soins.

Le récent Avis du Conseil Economique et Social relatif à l’ Accompagnement des personnes en fin de vie [14] insiste sur le rôle positif que peuvent jouer les bénévoles pour seconder les équipes soignantes et les familles. Ni soignants, ni parents, ils sont l’interface, parfois le seul, entre le malade et l’extérieur, la présence du monde en mouvement, de la société dans le huis-clos où la fin de vie tend à confiner le malade. Le bénévole est celui à qui l’on peut tout dire, qui peut tout écouter, même le silence.

Les dispositions inscrites dans la récente loi sur les soins palliatifs vont en ce sens et instituent un congé d’accompagnement permettant aux salariés de prendre le temps d’être près d’une personne en fin de vie, que ce soit en tant que parent ou bénévole. Il est précisé que ces bénévoles devront être formés à l’accompagnement de la fin de vie et appartenir à des associations dotées d’une charte définissant les principes à respecter dans leur action. On peut noter cependant que ces dispositions resteront théoriques tant que leur financement n’aura pas été assuré.

Le refus de l’acharnement thérapeutique :

L’acharnement thérapeutique se définit comme une obstination déraisonnable, refusant par un raisonnement buté de reconnaître qu’un homme est voué à la mort et qu’il n’est pas curable.

On attendait du Comité Consultatif National d’Ethique autre chose qu’une définition aussi inutilisable. Définir, c’est précisément fixer un cadre, délimiter un concept. De ce point de vue ce qu’on vient de lire est tout sauf une définition :

  1. L’acharnement thérapeutique est une obstination : on retrouve ici la différence fameuse, due je crois à Jean Bernard, entre " acharnement thérapeutique " et " obstination thérapeutique ".
  2. Une obstination déraisonnable : peut-on accepter cela ? Est-ce cela, définir un concept ? De qui se moque-t-on ? Quels repères fixe la notion de " déraisonnable " ? Il suffit de se demander comment on juge ce qui est déraisonnable et ce qui ne l’est pas pour percevoir que cette définition ne définit rien.
  3. Un raisonnement buté : voilà à quoi en est réduit le Comité Consultatif National d’Ethique.
  4. Un homme est voué à la mort : bien entendu nous saisissons tous ce que le Comité Consultatif National d’Ethique a en vue en disant cela. Mais on nous avait promis une définition ! Et voici quel piètre brouet on nous sert : Sans doute va-t-on nous expliquer qu’il y a des hommes qui ne sont pas voués à la mort.
  5. Et qu’il n’est pas curable : le Comité Consultatif National d’Ethique va jusqu’à méconnaître que la quasi-totalité des situations d’acharnement thérapeutique sont des situations où la question de la guérison ne se pose plus depuis longtemps, et où le seul espoir qui justifie l’action des acharnés est une prolongation de la vie.

Ce tissu d’approximations est grave, d’abord parce qu’il n’est pas digne du Comité Consultatif National d’Ethique, mais ensuite parce qu’il verrouille le véritable débat sur l’acharnement thérapeutique, le laissant dans l’air du temps alors que la question philosophique de fond n’est pas encore résolue. Il est temps de la poser correctement, au moins à titre d’exemple de ce qu’il aurait fallu faire.

Les médecins ne sont ni déraisonnables ni butés : si l’acharnement thérapeutique n’était pas efficace, personne n’en ferait. Le problème de l’acharnement thérapeutique, c’est qu’il marche. C’est cette efficacité qui en fait un problème éthique et non une simple ânerie. La question posée par l’acharnement thérapeutique est celle-ci : sachant qu’il existe un procédé pour améliorer l’espérance de vie du malade, mais que ce procédé est pénible et n’a que peu de chance d’être efficace, est-il licite de consentir à cette perte de chance ? Si on pose la question dans ces termes, on va très vite se trouver dans l’inconfort. On se trouvera aussi dans la vérité.

L’accord quant à son rejet est aujourd’hui largement réalisé, tant par les instances religieuses, qu’éthiques et déontologiques. Dès 1957 le pape Pie XII reconnaissait que le devoir de soigner n’impliquait pas le recours à des moyens thérapeutiques inutiles, disproportionnés ou imposant une charge qu’il (le malade) jugerait extrême pour lui-même ou pour autrui [21]. Ce point est réaffirmé en 1980 dans la Déclaration sur l’euthanasie de la Congrégation pour la Doctrine de la foi (point 4, [12]) et, pour l’ensemble, est partagé par les diverses instances religieuses et spirituelles. De la même façon, tous les comités d’éthique qui ont eu à réfléchir sur l’euthanasie ces dernières années dénoncent ... l’acharnement thérapeutique déraisonnable, poursuivi au-delà de tout espoir. [La thérapeutique] doit laisser place à l’apaisement des souffrances qui reste le devoir du médecin [7].

Le Code de déontologie médicale de 1995[19] indique pour sa part en son article 37 qu’en toutes circonstances, le médecin doit s’efforcer de soulager les souffrances de son malade, l’assister moralement et éviter toute obstination déraisonnable dans les investigations thérapeutiques. Et le commentaire du Code de préciser qu’un souci outrancier de prolonger la vie peut conduire à des excès.

Il est à noter à ce propos que, dans certains pays, le Danemark par exemple, le refus de l’acharnement thérapeutique va jusqu’à la reconnaissance d’un droit des malades à refuser un traitement. La récente loi française [18] visant à garantir le droit à l’accès aux soins palliatifs contient une disposition allant dans ce sens, lorsqu’elle indique que la personne malade peut s’opposer à toute investigation ou thérapeutique.

On ne savait pas le Comité Consultatif National d’Ethique si peu au fait de la loi. Le droit du malade à refuser des soins, l’interdiction faite à un médecin de pratiquer de soins auxquels le malade n’aurait pas consenti ne datent pas de la loi de juin 1999. Ce droit est implicite dans tout le droit français, et l’attitude autoritaire des médecins a toujours été un abus de pouvoir. La seule chose qui a changé c’est que désormais on le sanctionne.

Les situations pour lesquelles se pose la question de l’acharnement thérapeutique sont fort diverses et leurs limites ne sont pas toujours faciles à appréhender. Elles se situent notamment aux deux extrémités de la vie et concernent aussi bien le nouveau-né note12   que le grand vieillard. Dans le premier cas, on peut avoir affaire à des nouveau-nés dont la possibilité de vie est illusoire. Dans le second, de grands vieillards peuvent se trouver en situation aiguë de polypathologie à proprement parler incurable.

Le refus de l’acharnement thérapeutique peut certes précipiter l’instant de la mort, mais il implique -par définition- l’acceptation du risque mortel consécutif au traitement de la douleur comme à l’abstention et à la limitation de traitements. La lutte contre la douleur -quelles que soient ses modalités et sa fin - non seulement n’est pas un crime, mais est un devoir pour tout soignant.

Les anglais notamment on développé sur ce point la " théorie du double effet ". Même si c’est là un bien grand mot pour ce qui reste une banalité, il aurait été intéressant que le Comité Consultatif National d’Ethique y fasse référence.

Le traitement de celle-ci ne cherche pas à tuer et si la mort survient dans la paix, elle survient à l’heure qu’elle a choisie. Agir de la sorte revient tout simplement à lutter de façon responsable et efficace contre la douleur et la souffrance. Cette attitude peut aussi traduire le refus de situations inhumaines, par exemple en cas de disproportion entre l’objectif visé par la thérapeutique et la situation réelle, ou si la poursuite d’une thérapeutique active entraîne une souffrance disproportionnée par rapport à un objectif irréalisable.

Ici encore on est mal à l’aise : tout soignant saisit immédiatement ce qu’on entend par là. Mais en quoi la référence à des " situations inhumaines " éclaire-t-elle le débat ? Quel étalon permet de mesurer ce qui est inhumain ? Le rôle d’un Comité Consultatif National d’Ethique est tout de même bien de fonder les choses en raison, et non en passion…

L’arrêt de toute assistance respiratoire ou cardiaque signifie seulement que l’on reconnaît la vanité de cette assistance, et par là même l’imminence de la mort. De ce fait, l’abstention de gestes inutiles peut être le signe d’un réel respect de l’individu.

On ne cachera pas que, dans ces divers cas, la décision médicale de ne pas entreprendre une réanimation, de ne pas la prolonger ou de mettre en oeuvre une sédation profonde -que certains qualifient parfois d’euthanasie passive- peut avancer le moment de la mort. Il ne s’agit pas d’un arrêt délibéré de la vie mais d’admettre que la mort qui survient est la conséquence de la maladie ou de certaines décisions thérapeutiques qu’elle a pu imposer. En fait, ces situations de limitations des soins s’inscrivent dans le cadre du refus de l’acharnement thérapeutique et ne sauraient être condamnées au plan de l’éthique. Sans soutenir la participation à un suicide assisté ou à une euthanasie active, l’acceptation de la demande de restriction ou de retrait des soins actifs de la part d’un patient adulte, pleinement conscient et justement informé semble valide selon le principe éthique d’autonomie. Chez un patient privé de capacité décisionnelle, la communication entre les soignants et un représentant décisionnel et/ou des membres de la famille du patient est essentielle à l’aide à la prise de décision, en considérant notamment les valeurs et buts propres du patient, et la balance entre les bénéfices escomptés d’un traitement et ses contraintes ou ses servitudes. A l’égard d’un patient hospitalisé, ce devoir de communication devrait s’étendre à l’institution médicale encouragée à rédiger, dans une approche multidisciplinaire, des protocoles de prise en charge tentant de définir notamment les circonstances et les situations pouvant poser problème, et à consigner par écrit les éléments objectifs ayant guidé les choix effectués.

Il est vrai que la mise en oeuvre de ces principes reste difficile dans la pratique quotidienne. Elle se heurte notamment à la difficulté de reconnaître de façon précise les stades ultimes de la vie. On ne peut nier qu’il soit pénible aux soignants de renoncer aux traitements à visée curative pour passer aux soins palliatifs.

Ainsi donc le Comité Consultatif National d’Ethique en est encore là : selon lui il existe une phase curative, à laquelle succède la phase palliative. Il y a débat sur ce point, et je suis personnellement de ceux qui estiment qu’il y a tout de même bien une spécificité de la fin de vie qui me fait conserver l’idée, disons de " soins palliatifs terminaux ". Mais dans un avis rendu devant tout le peuple des soignants, il faudrait au moins une allusion à une autre position tout à fait recevable, et qui oriente davantage vers la notion de " soins continus ", surtout que cette position est majoritaire… Il est à craindre que le Comité Consultatif National d’Ethique, tout simplement, ne connaisse pas le sujet.

Il faut aussi intégrer les difficiles questions d’organisation (comme la nécessaire coordination note16 entre médecine de ville et hôpital) relatives au suivi des malades qui peuvent se retrouver soumis soudain à une réanimation contraire à leur volonté, parfois simplement parce qu’a manqué la communication entre malade et soignant. Mais ces difficultés réelles ne sauraient entraver la nécessité de la progression vers ce qui doit rester l’objectif éthique décisif : tout faire pour ne pas entrer dans le cercle vicieux d’un acharnement qui ferait prévaloir le fonctionnement du système de soins sur le respect de la personne.

En conclusion : le CCNE manifeste son total accord sur les évolutions qui viennent d’être mentionnées. Celles-ci vont en effet toutes dans le sens d’une intégration des derniers moments de l’existence au sein de la vie elle-même, du respect des patients jusqu’à leurs ultimes instants et de la vocation des personnels soignants. Leur mise en oeuvre résolue devrait permettre, autant que faire se peut, à chaque individu de se réapproprier sa mort, réconforté par les siens et par ceux qui l’entourent. Aussi le CCNE encourage-t-il les différents acteurs à l’oeuvre dans les domaines évoqués à poursuivre et à développer leurs efforts et invite-t-il les responsables politiques à en garantir le soutien financier indispensable.

Bien qu’elle puisse être de nature à réduire considérablement le nombre des demandes d’euthanasie, il n’est toutefois pas certain qu’une mise en oeuvre globale de cette manière de prendre en charge la fin de la vie incluant entre autres le développement des soins palliatifs et l’accompagnement aux mourants résolve totalement la question de l’euthanasie et évite qu’elle ne soit plus jamais posée. Celle-ci pourra apparaître cependant plus comme l’inutile recours que comme le secours impossible ou interdit.

A moins qu’entre ces deux éventualités ne se dessine la possibilité d’une ultime requête dans certains cas extrêmes et situations limites qui continueront à faire problème. Il convient donc de les aborder franchement.

Précisément, toute la question est là. Et il faut y réfléchir de manière approfondie.

Ce dont on veut nous parler, nous le savons enfin : ce sont certains " cas extrêmes " ou " situations limites ". Et il s’agit de traiter de ces situations limites.

En disant cela, le Comité Consultatif National d’Ethique montre qu’il ignore une évidence : l’idée de traiter des situations limites n’a tout simplement aucun sens. Et elle n’a aucun sens pour deux raisons.

La première tient à la nature même de ce qu’est une définition. Depuis Platon, on sait que je ne peux penser qu’avec des mots, et que je ne peux mettre des mots que sur des groupes d’objets. Un objet qui n’existe qu’en un seul exemplaire est un truc ou un machin. C’est parce qu’il existe une multitude de fourchettes que j’ai créé un nom pour les désigner (naturellement pour désigner les humains, auxquels je reconnais l’unicité comme caractère suréminent, j’ai inventé les noms propres, mais c’est là une autre affaire). Il en résulte que pour penser de manière efficace il faut que les catégories que je pense recouvrent un nombre suffisant d’objets (je ne peux raisonner sur les fourchettes que parce qu’il y a une infinité de fourchettes ; je ne raisonnerais pas de la même façon s’il n’y en avait que quatre au monde). Or, précisément, les situations exceptionnelles ne sont guère fréquentes. Il s’ensuit qu’elles forment une catégorie conceptuelle instable, sur laquelle il n’est guère possible de raisonner.

La seconde tient à l’origine même de l’exception. C’est ne rien comprendre à la pensée que se figurer qu’on peut régler le problème des exceptions. Autant essayer de supprimer le bout de la ficelle. L’exception en fait est toujours exception à quelque chose ; c’est la loi qui crée l’exception, et plus il y a de lois plus il y a d’exceptions. Ceci tient au simple fait que la loi délimite son propre champ de validité, et que ce champ a des bornes auxquelles la loi cesse d’être valide, engendrant par là des exceptions, c’est-à-dire des injustices. Certes on peut songer à créer une loi pour ces exceptions, mais on voit tout de suite que cette seconde loi aura elle-même son propre champ de validité, avec ses propres bornes et ses propres exceptions ; à moins que son champ ne recouvre celui de la loi précédente, engendrant alors des contradictions.

Il suit de ces deux remarques que les exceptions ne peuvent être traitées. Le seul moyen de les traiter est d’en augmenter le nombre, ce qui se fait par deux subterfuges :

  1. Les regroupements : c’est la raison pour laquelle on tend à amalgamer des situations aussi dissemblables que l’euthanasie, le sommeil induit et l’abandon thérapeutique, ôtant par là à l’euthanasie toute spécificité.
  2. Les exagérations : c’est pourquoi on assiste à ce débat loufoque sur le nombre des euthanasies pratiquées en France (comment peut-on perdre son temps à essayer de quantifier un phénomène clandestin ?), les partisans de l’euthanasie nous disant à la fois qu’on peut dépénaliser parce que ce sera de toute manière un phénomène marginal et qu’il faut dépénaliser parce que c’est un phénomène fréquent.

Mais alors, que faire des exceptions ?

Il est temps de rappeler que notre civilisation ferait un incontestable progrès si elle acceptait enfin l’idée qu’il y a des problèmes qui n’ont pas de solution.

Des situations aux limites : l’euthanasie en débat :

Le cadre du débat :

Certaines situations peuvent être considérées comme extrêmes ou exceptionnelles, là où elles se présentent d’abord comme hors normes. La norme en effet tient ici dans la nécessité pour le soignant de soigner -quoi qu’il en soit- et, pour le patient, de vouloir (sur)vivre.
Ce que le Comité Consultatif National d’Ethique présente comme naturel ne l’est absolument pas : on nous parle de la nécessité pour le soignant de soigner. Mais il y a là une approximation fâcheuse, qui porte sur la notion même de soin. Il suffira de renvoyer ici à la distinction classique entre caring et curing ; la problématique de l’euthanasie est surtout celle du curing. Plus loin le Comité Consultatif National d’Ethique écrit : " la nécessité pour le patient de vouloir(sur)vivre ". Il se peut que ceci ne soit pas conforme à sa pensée, et que la phrase soit simplement boiteuse (ce ne serait pas la première de ce genre dans le texte). Toujours est-il que l’on nous présente cette norme comme naturelle et ne faisant pas problème. Or l’une des supercheries de notre débat est là : dans la pratique la volonté de vivre a quelque chose de radicalement relatif, comme on le voit couramment en gériatrie pour peu qu’on fasse preuve d’un minimum de lucidité. En tout cas ce qui est écrit dans le texte c’est qu’il existe une symétrie d’obligations : le médecin est tenu de soigner, le malade est tenu de vivre. Ce qui simplifie beaucoup le travail du premier.
Mais il se peut aussi que cette volonté non seulement fasse défaut, mais se présente, à l’inverse, comme volonté d’en finir et de mourir.
C’est alors que se pose la question de l’euthanasie proprement dite.
Et le défaut de pensée saute immédiatement aux yeux : car si la question de l’euthanasie se pose dès que la volonté de vivre a disparu, alors nous ne sommes plus dans la problématique des cas extrêmes mais dans celle de l’ADMD. Et on ne parle pas du cas des sujets déprimés.
Celle-ci consiste en l’acte d’un tiers qui met délibérément fin à la vie d’une personne dans l’intention de mettre un terme à une situation jugée insupportable.
On va retrouver cette question en plusieurs endroits : on nous parle de situations jugées insupportables ; mais nulle part on ne nous dira qui juge, et au nom de quoi.
Le CCNE unanime condamne un tel acte, envisagé et effectué hors de toute forme de demande ou de consentement de la personne elle-même ou de ses représentants.
L’ironie est facile. Mais on ne peut s’empêcher de saluer le courage du Comité Consultatif National d’Ethique qui, unanime, affirme une position que personne ne songe à mettre en cause.
Mais à supposer qu’une demande de suicide assisté
Que vient faire ici la notion de suicide assisté ? Serait-ce que le Comité Consultatif National d’Ethique pose l’identité entre suicide assisté et euthanasie ?
soit sincère, déterminée et répétée,
Cette triade rappelle celle de l’ADMD : " lucide, licite et réitérée ". On posera ici encore la question : quelle autorité dit que la demande est " sincère et déterminée " ? Ce dont il est question dans l’euthanasie, c’est de la libre décision de la personne. Le travail du Comité Consultatif National d’Ethique aurait été de résoudre cette contradiction fondamentale : la décision du patient peut-elle être à la fois libre et soumise au contreseing du soignant ? Et cette question ne concerne pas que l’euthanasie mais au fond toute pratique de soin ; le métier du soignant, surtout en gériatrie, est à la fois de se faire l’exécutant du désir du patient et de vouloir à sa place : s’il n’y avait pas ce désir du soignant le sujet âgé se claquemurerait dans sa chambre, cesserait de manger et on ne parlerait même pas de le laver.
et ne cache pas un appel à l’aide, la question éthique se pose du fait de la difficulté de faire droit à deux exigences légitimes mais contradictoires :
Entendre la volonté de chaque personne, ses choix concernant sa liberté, son indépendance et son autonomie.
Assumer et assurer pour le corps social, dont la médecine est, à sa manière, le représentant auprès de tout malade,
Le mot est lâché : la médecine est le représentant du corps social auprès du malade. Voici qui appellerait nuance.
la défense et la promotion de valeurs, en dehors desquelles il n’y aurait ni groupe, ni société. Cette exigence se trouve tout particulièrement redoublée en ce qui concerne le corps médical, dont la vocation est de soigner la personne, d’aider à la vie et de ne jamais blesser la confiance que le patient peut mettre en lui. Ce que souligne avec force la dernière phrase de l’article 38 du Code de déontologie : le médecin n’a pas le droit de provoquer délibérément la mort.
Le CCNE s’est d’ailleurs déjà trouvé confronté à ce dilemme dans son rapport sur le consentement éclairé [9]. Il n’a pas cru pouvoir y répondre de façon simple, mais s’est efforcé de trouver les voies moyennes de compromis, plus ou moins satisfaisants au regard de la pure rationalité.
Cette difficulté fondamentale se trouve accentuée par les évolutions de la science et de la technique elles-mêmes. Il n’est en effet pas douteux que celles-ci, au service de la médecine et du malade, se révèlent de puissants et précieux auxiliaires dont la légitimité ne saurait être contestée. Et pourtant, dans un nombre de cas non négligeable, les avancées scientifiques et techniques posent des problèmes humains et éthiques inédits, bien difficiles à résoudre. Dans ce registre, se pose de façon particulièrement délicate le problème du patient privé de la capacité à exprimer sa volonté, qu’il s’agisse de nouveau-nés, de grands vieillards ou d’individus plus jeunes, victimes d’accidents graves ou de maladies les privant de moyens de communiquer.
Tels sont quelques-uns des problèmes dramatiques nouveaux, rançon de l’efficacité technique, auxquels la société est confrontée.
Les positions en présence :
Face à ces dilemmes,
Rappelons qu’un dilemme est une situation où le choix est à faire entre deux positions. Cette formulation n’a rien d’innocent : car toute la question est de savoir combien en fait il y a de positions possibles.
deux types de positions sont couramment exprimés :
La première s’appuie sur la conception qu’ont bien des personnes du respect de toute vie humaine. La vie est une réalité transcendante et ne peut être laissée à la libre disposition de l’homme.
Cette description est réductrice, et sans doute délibérément. La raison pour laquelle les militants des soins palliatifs refusent l’euthanasie n’est pas celle-là, même s’il est vrai que beaucoup d’entre eux sont d’obédience chrétienne ; ils considèrent plutôt qu’il y a toujours mieux à faire.
Les tenants de cette position dénoncent les dérives auxquelles ne manquerait pas d’ouvrir la reconnaissance d’un droit à l’euthanasie. Ils considèrent qu’autoriser l’euthanasie provoquerait une brèche morale et sociale considérable dont les conséquences sont difficiles à mesurer. Par ailleurs, les arguments suivants sont avancés :
Le principe du respect à tout prix de la vie ne pouvant être méconnu par celui ou par ceux qui interrompraient une vie, l’expression ambiguë d’aide au suicide cache le fait que c’est bien un tiers qui dispose d’une vie qui n’est pas la sienne.
 
Cette présentation est fausse, car elle mélange des problèmes distincts :
La vie n’a pas à être " respectée à tout prix " : la preuve en est que la " théorie du double effet " est acceptée, et qu’on sait les nuances introduites par Pie XII à ce sujet.
La notion d’aide au suicide n’équivaut pas à celle d’euthanasie.
L’ambiguïté n’est pas l’ambivalence : l’ambiguïté est une formulation volontairement floue ; l’ambivalence est la coexistence de désirs contradictoires parfaitement identifiés.
Reste qu’au moment où je dispose de la vie de l’autre, ce n’est pas la mienne. A ce sujet il faut noter qu’un drôle de jeu se joue dans l’euthanasie : on met en scène l’idée que l’euthanasie est un geste compliqué. Les films hollandais en particulier montrent des procédures extrêmement complexes, avec recours à des drogues d’accès limité comme les curares, alors qu’il y a infiniment plus simple, et que l’aspirine à dose convenable rend les mêmes services. L’art de mourir n’est pas si difficile à apprendre, et on est en droit de demander à qui veut le pratiquer de se renseigner au moins autant qu’il le fait pour acheter sa voiture. Pourquoi faut-il donc que l’euthanasie soit un geste compliqué ? Il est difficile de répondre à cette question. Tout ce qu’on peut affirmer c’est que le résultat de cette complication est que le recours à un autre est ainsi rendu indispensable. L’euthanasie est maquillée en geste technique exigeant une compétence et imposant la présence du médecin. Il faudra réfléchir à cette curieuse inversion des données : ainsi donc, je suis le seul maître de ma vie, et je suis le seul maître de ma dignité ; mais pour ma mort j’aurais besoin de l’autre. Ma vie m’appartient, mais pas ma mort. Etrange.
La dignité d’une personne peut certes être appréciée diversement selon qu’on la considère de l’extérieur ou telle que la ressent l’intéressé, mais la dignité reste un caractère intrinsèque de toute personne.
Il y a là une position philosophique majeure, comme on le verra plus loin.
La personne bien portante, demandant à ce qu’il soit mis fin à ses jours dans certaines circonstances, ne sait pas quelle sera sa réaction face à la maladie grave et à l’approche de la mort, ni son degré de constance. Le souhait d’en finir varie bien souvent en fonction de tel ou tel soulagement, information ou événement extérieur.
Les malades en fin de vie qui sont très sensibles à l’ambiance d’angoisse dégagée par les proches peuvent souhaiter épargner leur entourage par une demande qui ne correspond pas forcément à leur désir profond.
On s’écarte là radicalement de la question tournant autour du respect de la vie pour entrer dans la pratique de bon sens.
Les personnes privées de capacités relationnelles apparentes risquent d’être victimes du désir de mort de l’entourage familial ou soignant.
le devoir déontologique du médecin est de soigner. Lorsqu’il n’a plus d’espoir de guérir, il lui reste toujours celui de soulager les souffrances, sans que la persévérance thérapeutique aille jusqu’à l’acharnement ou l’obstination thérapeutique déraisonnable -le soulagement des souffrances pouvant prendre, en conformité avec la déontologie, la forme de pratiques de sédation.
La justification légale de l’euthanasie, fût-ce dans des cas très limités, serait de nature à mettre un cran d’arrêt
Il faut lire plutôt : " donner un coup d’arrêt ". Un tel galimatias fait se demander si le texte a été relu.
aux soins palliatifs ou du moins à en retarder l’évolution ou à faire intervenir de façon excessive des paramètres économiques ou de gestion hospitalière.
Tous ces paragraphes rapportent des réalités qu’il ne faut pas méconnaître. Mais il demeure très dangereux de mélanger les niveaux de pensée. C’est d’ailleurs la faiblesse dramatique de la ligne de défense qu’on a vu mettre en œuvre dans la rencontre du 6 avril : montrer les difficultés d’application d’un texte, c’est déjà dire que s’il n’y avait pas ces difficultés on pourrait l’accepter. En fait il s’agit bien plutôt de montrer ses incohérences logiques.
Les implications juridiques de cette position sont claires : il convient de s’en tenir à la législation actuelle où l’euthanasie est qualifiée soit d’homicide volontaire, soit d’assassinat, soit encore de non assistance à personne en danger.
On a déjà vu ce qu’il fallait en penser : précisément ce ne sont pas des implications juridiques claires.
Cette position ne se veut toutefois ni intransigeante (intransigeance qui, par ailleurs, entretiendrait clandestinité et hypocrisie), ni fermée à toute détresse. Aussi n’exclut-elle pas que les juridictions fassent preuve -lorsqu’elles sont saisies- d’indulgence.
C’est tout à fait évident. Par exemple nul ne songe à condamner l’infirmière de Mantes-la-Jolie. Dans cette affaire la seule question qu’on veut voir poser est celle de la qualité des soins dans son service : oui ou non les malades étaient-ils pris en charge ? Si oui l’infirmière a besoin d’une aide psychologique ; si non on veut le procès du chef de service. Ou encore la question de l’euthanasie se pose toutes choses égales par ailleurs, et on ne raisonnerait pas de la même façon dans un hôpital de brousse dépourvu de morphine : on se demanderait alors : est-il digne de l’humain de ne pas avoir de morphine ?
Dans un tout autre sens, certains pensent que mourir dans la dignité implique un droit qui doit être reconnu à qui en fait la demande.
Ce n’est pas dans un tout autre sens, car le problème éthique ne se pose pas ainsi. On voit ainsi ce que peut être la visée éthique : la question que se pose l’éthique est celle-ci : à quelles conditions puis-je me considérer comme un humain au moment où je me prépare à entrer en relation avec l’autre ?
La principale erreur est de croire que l’éthique interroge ma relation à l’autre, alors qu’elle interroge ma relation à moi.
Il arrive souvent au cours des discussions sur l’euthanasie que l’un des intervenants rapporte le cas de tel ou tel patient qui a posé une demande d’euthanasie en pleine lucidité, en pleine sérénité. Dans ces conditions le groupe répond habituellement de deux manières : soit en estimant qu’il ne s’agissait pas réellement d’une demande d’euthanasie, soit en faisant observer que le malade était certainement bien plus en souffrance qu’il n’y paraissait.
On a évidemment raison de parler ainsi, et devant une demande d’euthanasie le devoir du soignant est de s’acharner à rechercher les signes de souffrance méconnus, et à décrypter la demande réelle du malade. Mais il faut remarquer que les réponses qui sont ainsi faites sont les réponses qui nous arrangent, celles qui permettent de maintenir à peu de frais le tabou de l’euthanasie.
Le véritable courage est de reconnaître qu’il existe, même si c’est très rare, des demandes d’euthanasie légitimes, justifiées, recevables. Dire autre chose, c’est s’interdire d’entendre le malade, c’est s’ériger en juge de ce qu’il pense réellement, ou de ce qu’il a le droit de vouloir.
Il y a donc des demandes d’euthanasie recevables. Du point de vue de la morale, la chose ne fait aucune difficulté, et rien ne s’oppose à ce qu’on accède au désir de quelqu’un s’il veut voir ses jours abrégés. Le seul problème est d’ordre éthique : l’homme est un animal qui ne tue pas son semblable. L’euthanasie est interdite, non pas parce que sa demande est illégitime, mais parce que sa réalisation l’est. Quiconque admet en éthique l’euthanasie admet du même coup que l’homme peut désespérer de son semblable au point de lui prendre sa vie, ce qui légitime la peine de mort.
Il y a ainsi une situation paradoxale (dans un sens proche de celui que Watzlawick donne à ce mot) : le droit visé ci-dessus ne peut être nié ; la question éthique porte sur le droit de faire. Comme souvent en éthique il y a un conflit de droits, ou de devoirs ; mais le refus de pratiquer l’euthanasie ne méconnaît pas le droit de la demander.
Pour les tenants de cette position, la mort étant inéluctable, la plupart des humains veulent, dans nos sociétés occidentales, être rassurés sur les conditions de leur fin de vie. Ils refusent dans une très grande majorité la déchéance physique et intellectuelle.
L’existence humaine ne doit pas être comprise de façon purement biologique ou en termes uniquement quantitatifs. La vie est essentiellement un vécu et ressortit à un ordre symbolique. De ce fait, la demande d’assistance à une délivrance douce est pleinement un acte culturel.
L’approximation qui précède (" Dans un tout autre sens ") montre ici sa fausseté : les tenants du refus de l’euthanasie sont pleinement d’accord avec cette position.
Par ailleurs on avance que :
L’individu est seul juge de la qualité de sa vie et de sa dignité. Personne ne peut juger à sa place. C’est le regard qu’il porte sur lui-même qui compte et non celui que pourraient porter les autres. La dignité est une convenance envers soi que nul ne peut interpréter. Elle relève de la liberté de chacun.
C’est bien là qu’est l’erreur, et il faut enfin aborder la question de ce qu’on entend par dignité.
La manière dont je me coiffe n’a pour moi aucun intérêt : je ne vois pas mes propres cheveux. Si je me coiffe, c’est en raison de l’autre : ce qui m’intéresse c’est le regard de l’autre et ce que je vais lire dedans. Les soins de l’apparence extérieure en général n’ont de raison d’être que dans la mesure où l’autre les voit. Autrement dit, je ne me coiffe que pour plaire. Il en est qui prétendent se coiffer ou s’habiller simplement parce que cela leur plaît, et qu’ils n’ont que faire du regard de l’autre. Mais c’est évidemment faux, le look qu’ils se sont choisi est de toute manière fait pour être vu, même si ce qui doit être vu n’est que le désir de braver le regard de l’autre.
C’est seulement de cette manière qu’on peut aborder la question de la dignité. La dignité n’est pas une valeur en soi, c’est au contraire toujours une fonction du regard de l’autre. On n’est pas digne : on est digne de quelque chose, ou on est digne dans son comportement devant les autres. Cela signifie que c’est toujours l’autre qui est juge de ma propre dignité. L’être se donne au monde par cette partie de lui qui échappe, précisément, à sa propre connaissance, ce qui fait qu’il ne peut savoir et encore moins juger de ce qu’il est pour l’autre.
Ainsi le mot de dignité n’a aucun sens en dehors d’une relation. Qu’en serait-il, au demeurant, de la dignité d’un homme seul, d’un homme que personne ne verrait ? Peut-on penser la dignité en dehors d’un regard ? Qui est seul n’a par définition de comptes à rendre à personne, et s’il se prend à se poser la question de sa dignité c’est toujours sous la forme : " Et si quelqu’un me voyait ? ". Cela ne veut pas dire que je ne peux absolument pas en juger pour moi-même : les humains s’accordent sur une conception de la dignité, et je sais à quelles conditions l’autre est digne ou ne l’est pas. Mais quand j’extrapole de la dignité que j’accorde à l’autre à celle que je m’accorde à moi-même, je prends un risque : il demeure qu’en son fond la question de ma dignité est du ressort de celui qui me regarde. J’ai donc le droit de mourir dans la dignité, mais je ne suis pas libre de dire ce qu’est ma dignité. Il est surprenant de constater que la revendication de l’euthanasie naît dans des milieux socialisants, qui affirment haut et fort leur attachement à la solidarité. Or on vient de démontrer que cette conception aberrante de la dignité repose sur un déni du lien social, seul habilité à dire ce qui est digne.
Cette incompréhension de la question de la dignité éclate au grand jour dans le refus de la solution du sommeil induit : si l’altération physique ou mentale est telle que le sujet l’estime incompatible avec sa dignité, on peut le faire dormir. Pourtant cette solution est refusée par les tenants de l’euthanasie, au motif que la dignité de la personne n’y trouve pas son compte. Mais que veut dire cela ? Le problème du patient est réglé, puisqu’il ne se rend plus compte de rien ; il peut bien se dégrader, se couvrir de plaies malodorantes, devenir incontinent, il n’en sait rien. Ce qui gêne, précisément, c’est qu’il reste le regard de l’autre ; C’est celui qui assiste à cette fin éprouvante qui juge que ce n’est pas digne. Mais en disant cela on avoue, précisément, que c’est le regard de l’autre qui est la pierre de touche de la dignité. Il s’ensuit que l’homme n’est pas juge de sa propre dignité.
La tentative de suicide n’est plus poursuivie en France depuis 1792. Et pourtant, si le suicide n’est pas condamnable, l’assistance à la mort consentie relève du Code pénal. Ce paradoxe devrait être surmonté par la dépénalisation de l’euthanasie.
On croit rêver : certes, la tentative de suicide n’est plus poursuivie. On l’a simplement mise (à tort) dans le champ de la maladie ! Elle n’est plus punie, elle est soignée.
S’il est vrai que nul n’a le droit d’interrompre la vie de quelqu’un qui n’en a pas fait la demande, personne ne peut obliger quelqu’un à vivre. D’où la revendication d’un droit à l’euthanasie, qui ne serait nullement selon ces partisans en opposition avec le développement des soins palliatifs.
Le Comité Consultatif National d’Ethique ne dit pas que c’est là sa propre position. Mais on aurait aimé qu’il se livre à une critique des arguments qu’il énumère (dans un cas comme dans l’autre). Ici le sophisme est évident : il y a tout de même une nuance entre ne pas obliger quelqu’un à vivre et le faire mourir. Mais on a vu plus haut que le Comité Consultatif National d’Ethique ne connaît pas la différence entre " euthanasie passive " et euthanasie.
Ce droit n’impose aucune obligation à quiconque. Personne n’est contraint à exécuter une demande et la clause de conscience est ici impérative.
Ceux qui ont vu l’émission " La marche du siècle " consacrée voici quelques années à l’euthanasie n’ont pas oublié comment le sénateur Caillavet entend faire respecter cette clause de conscience.
Le droit de mourir dans la dignité n’est pas un droit ordinaire. Il ne s’agit pas d’un droit accordé à un tiers de tuer. Mais il se présente comme la faculté pour une personne consciente et libre d’être comprise puis aidée dans une demande exceptionnelle qui est celle de mettre fin à sa vie.
Retenons bien ceci : il s’agit de " la faculté pour une personne consciente… " Cela ne vise donc pas les situations décrites par le Comité Consultatif National d’Ethique : " Dans ce registre, se pose de façon particulièrement délicate le problème du patient privé de la capacité à exprimer sa volonté, qu’il s’agisse de nouveau-nés, de grands vieillards ou d’individus plus jeunes, victimes d’accidents graves ou de maladies les privant de moyens de communiquer " (cf. supra).
L’impératif éthique, dans le débat sur l’euthanasie, consisterait à ne jamais oublier qu’une demande d’assistance à une mort consentie, ou une demande d’euthanasie active, reste l’ultime espace de liberté auquel a droit l’homme. Aucune confiscation de ce droit, toujours révocable, ne serait justifiable sous peine de persister dans une obstination thérapeutique déraisonnable, dont on a vu qu’elle est unanimement condamnée.
Ce point également est accepté par les opposants à l’euthanasie.
En termes juridiques, une dépénalisation de l’assistance à mourir devrait protéger suffisamment la liberté de chacun et éviter l’actuelle clandestinité et son cortège de déviances.
Pourtant, l’euthanasie active resterait une infraction.
Mais dans certaines circonstances, il serait admis des dérogations et des exonérations quant à la culpabilité de celui qui aide à mourir. Ainsi :
Lorsque les souffrances existentielles, psychologiques et sentimentales
On reste sans voix : les mots écrits sont : " existentiel, psychologique, sentimental ". Rien n’est dit sur les inconforts physiques : curieux oubli… Tel qu’il est écrit ce passage s’applique exactement au cas de la dépression.
d’une personne sont insupportables et non maîtrisables et que cette personne demande qu’il y soit mis fin, le geste d’interruption de sa vie par un tiers ne devrait pas être incriminable.
" Incriminable " et " punissable " ne sont pas des termes équivalents. Ceci est extrêmement important. Dire qu’un fait n’est pas incriminable, c’est dire qu’il n’y a pas matière à jugement : ainsi il n’y a ni crime ni délit lorsque les faits ont été accomplis en état de démence. Dire qu’un fait n’est pas punissable, c’est dire qu’il n’y a pas matière à sanction. La différence est que dans ce dernier cas il y a tout de même un jugement pour savoir si le fait est punissable.
 
Le caractère intolérable des souffrances subies comme l’absence raisonnable d’autres solutions pour les apaiser devrait être corroboré par le médecin traitant et par un autre soignant ou traitant
On retrouve là l’incohérence logique : comment peut-on à la fois dire que le sujet est seul juge de sa dignité et demander validation par un autre ?
la demande d’interruption de vie n’est pas un acte médical mais culturel relevant de la liberté individuelle. Elle doit être lucide, réitérée et libre.
Ce trinôme pointe encore l’influence sous laquelle le texte est écrit : les mots de l’ADMD sont : " licite, lucide et réitérée ".
Elle se manifeste soit par un témoignage écrit pouvant être confié à un mandataire, susceptible de se substituer à la personne devenue inconsciente ou dans l’impossibilité de s’exprimer, soit par tous moyens explicites.
Il y a inconséquence à présenter ce point comme allant de soi : tout étudiant en première année de philosophie sait que la définition de ce qui est " explicite " n’est pas une mince affaire.
Le tiers intervenant ne doit avoir aucun intérêt personnel ou égoïste à satisfaire cette demande.
Ce qui exclut du monde : on lit bien ici par exemple que la demande ne peut être présentée par la famille. Le mot d’ " égoïste " est ici révélateur : on est dans les bons sentiments. A moins que par " tiers intervenant " on n’entende celui qui pratique l’acte. Mais alors on ne fait que rappeler un principe de base de l’exercice médical.
La demande d’assistance à une mort consentie doit être formulée librement, consciemment, clairement et de manière réitérée. Elle est toujours révocable, afin de protéger la liberté individuelle et l’autonomie de la personne.
On exclut donc les cas dont le Comité Consultatif National d’Ethique entendait nous parler. Pourtant dans son introduction à cet exposé le Comité Consultatif National d’Ethique écrivait : " Face à ces dilemmes… ", visant par là les cas exceptionnels qui sont tous caractérisés par l’impossibilité de communiquer. En d’autres termes le Comité Consultatif National d’Ethique expose la position de l’ADMD comme réponse à des situations dont il nie qu’elles puissent en relever. C’est là toute l’escroquerie, et cette escroquerie est précisément celle de l’ADMD : on met en avant des situations-limites pour revendiquer un droit plus large, occultant l’incompatibilité logique entre ces deux situations.
 
Les deux positions en débat sont porteuses de valeurs fortes et méritent attention et respect. Le Comité dans son ensemble le reconnaît et le souligne. Elles apparaissent toutefois inconciliables et leur opposition semble bien mener à une impasse. Faut-il s’y résigner et renoncer à avancer ?
Autre exemple d’escroquerie : d’abord ces deux positions ne sont pas inconciliables, on l’a vu chemin faisant. Ensuite le Comité Consultatif National d’Ethique emploie ci-dessus les mots péjoratifs de " résignation " et de " renoncer à avancer ". Encore faudrait-il que tout mouvement soit avancée.
Face au dilemme, le Comité propose d’aborder le problème différemment.

 
Engagement solidaire et exception d’euthanasie :
Le Comité renonce à considérer comme un droit dont on pourrait se prévaloir la possibilité d’exiger d’un tiers qu’il mette fin à une vie. La valeur de l’interdit du meurtre demeure fondatrice, de même que l’appel à tout mettre en oeuvre pour améliorer la qualité de la vie des individus. Par ailleurs, la perspective qui ne verrait dans la société qu’une addition de contrats individuels se révèle trop courte, notamment en matière de soins, là où le soignant ne serait plus considéré que comme un prestataire de services.
Mais, ce qui ne saurait être accepté au plan des principes et de la raison discursive, la solidarité humaine et la compassion peuvent le faire leur.
Certainement, mais aux risques et périls de celui qui le fait. Il y a des situations cornéliennes, et il me paraît important que la sollicitude se manifeste par une prise de risques personnelle. Ainsi dans mon propre cas, j’ai été un jour amené à prendre une décision d’abandon thérapeutique ; la famille me l’a reproché et m’a traduit devant le Conseil de l’Ordre, qui a approuvé mon attitude ; bien que cette affaire ait empoisonné un an de ma vie, il me semble tout bien considéré qu’il était licite de me demander compte de ma décision.
Face à certaines détresses , lorsque tout espoir thérapeutique est vain et que la souffrance se révèle insupportable, on peut se trouver conduit à prendre en considération le fait que l’être humain surpasse la règle et que la simple sollicitude se révèle parfois comme le dernier moyen de faire face ensemble à l’inéluctable. Cette position peut être alors qualifiée d’ engagement solidaire .
En effet, la solidarité peut être mobilisée dans les cas -sans doute rares- où la mise en oeuvre résolue des trois démarches évoquées ci-dessus (soins palliatifs, accompagnement, refus de l’acharnement thérapeutique) se révèle impuissante à offrir une fin de vie supportable.
Le mot n’est pas anodin, et montre que la réflexion n’avance pas : supportable par qui ? Et ceci n’est pas une petite question, comme en témoigne ce qui suit.
 
Peuvent être évoqués, à titre d’exemples, les cas exceptionnels où la douleur n’est pas maîtrisée en dépit des moyens disponibles ;
Il suffit de procéder à un sommeil induit. Certes il y aura des cas où ce sommeil devra être prolongé. Mais pourquoi pas ?
la personne totalement et définitivement dépendante de machines pour vivre, demande à en finir ;
L’ " euthanasie passive " n’est pas une euthanasie.
la personne irrémédiablement privée de capacités relationnelles a demandé à ne pas voir sa vie prolongée ;
Même remarque.
le cas des nouveau-nés autonomes et porteurs de séquelles neurologiques extrêmes incurables dont les parents ont été informés.
Il suffit de ne pas soigner ; on entend bien l’extrême cruauté de la situation pour les parents. Mais à quoi sert de cacher l’incohérence logique de ce qui est dit ? Le nouveau-né qu’on nous décrit peut toujours être mis en sommeil induit si l’on juge qu’il souffre à un titre ou à un autre. Ici la souffrance qu’on soulage est celle des parents. Or on a dit plus haut que l’euthanasie ne devait pas être posée pour soulager l’entourage. La question des nouveaux-nés ne relève probablement pas du champ de l’euthanasie mais d’un autre champ, plus proche sans doute au plan conceptuel de celui de l’avortement. C’était le rôle du Comité Consultatif National d’Ethique de ne pas mélanger les questions.
De telles détresses appellent la compassion et la sollicitude. Certes, ces termes peuvent être compris de façon paternaliste, comme sollicitant la pitié ou la commisération. Mais, conjuguées avec le respect et marquées par la recherche d’une relation partenariale authentique, compassion et sollicitude incitent à l’humanité, à la sensibilité et à la solidarité. Dépassant le seul registre du droit moral et de la revendication, elles marquent des ouvertures inédites, autorisées par le partage d’une commune condition.
Texte capital, car il montre l’état d’esprit du Comité Consultatif National d’Ethique. Le champ lexical utilisé est celui de l’émotion : compassion, sollicitude, paternaliste, pitié, commisération, respect, humanité, sensibilité… C’est très important car cela signifie que l’avis est rendu au nom de ces valeurs (dont on ne conteste pas l’importance) et pas au nom de la raison. Or il convient de dire ici un mot de ce qu’on nomme éthique.
Il y a en gros deux manières de considérer l’éthique.
La première est d’examiner un problème et de tâcher d’en dégager les fondements rationnels, au moyen d’un raisonnement philosophique rigoureux. Cette fondation en raison aboutit à une vision claire des situations, avec l’inconvénient de parvenir éventuellement à la conclusion que le problème n’a pas de solution. C’est l’éthique qui pose des questions.
La seconde est de prendre le même problème en se donnant pour tâche de trouver coûte que coûte une solution, qui ne peut être alors que la moins mauvaise possible, avec l’inconvénient d’être souvent très mal assurée en raison. C’est l’éthique qui donne des réponses.
On a envie de dire d’une part que le plus urgent pour notre civilisation est sans doute de retrouver un peu de rigueur intellectuelle ; d’autre part que si l’on veut à tout prix trouver les bonnes réponses il vaudrait mieux commencer par poser les bonnes questions, de sorte qu’une analyse éthique complète ne peut faire l’économie d’une fondation en raison, quitte à redescendre des cimes où elle se sera hissée pour en tant que de besoin mettre les mains dans le cambouis.
C’est de ce raisonnement préalable dont le Comité Consultatif National d’Ethique s’est imprudemment dispensé.
 
Ces ouvertures exceptionnelles
On retrouve ici le mot important. On verra plus loin ce qu’il en est.
s’articulent autour de la notion de consentir et de consentement.
Le champ sémantique ouvert par ces termes comporte en effet trois éléments décisifs qui structurent l’engagement solidaire -dans lequel, par définition, il y va de plusieurs personnes prises dans un commun combat- dans un sens spécifique et précis :
Consentir, c’est évidemment donner ou avoir donné son consentement.
Précisément, ceci est faux : consentir et avoir consenti ne disent absolument pas la même chose. Ce qui est dit dans le présent n’a pas la même signifiance que ce qui s’est dit dans le passé.
Tel est le cas de personnes pouvant, ou ayant pu, participer à l’évaluation de leur état et exprimer leur volonté ; ou encore de personnes qui, incapables au moment de leur fin, ont formellement signifié l’expression de cette volonté antérieurement et l’ont confiée à un tiers.
Cette description ne recouvre aucune des " situations exceptionnelles " dont on prétendait nous entretenir.
A cet égard, le CCNE rappelle la position prise dans son Rapport sur le Consentement éclairé, proposant que toute personne (puisse) désigner pour elle-même un ‘représentant’ (ou ‘mandataire’ ou ‘répondant’), chargé d’être l’interlocuteur des médecins aux moments où elle est hors d’état d’exprimer elle-même ses choix.
Le Comité Consultatif National d’Ethique feint ici de méconnaître qu’il existe une énorme différence entre le fait de donner son consentement à un projet de soins aboutissant à la survie et le fait de donner son consentement à la mort. Dans le premier cas en effet le sujet établit un programme qu’il décide, et dans lequel il prévoit éventuellement ce qu’il conviendrait de faire dans le cas où il serait momentanément empêché de réitérer son consentement, étant entendu que, ce moment passé, il pourra contrôler que ses décisions ont été respectées (naturellement il peut aussi dire son sentiment au cas où on devrait envisager l’abandon thérapeutique alors qu’il serait inconscient). Dans le second cas il n’y a pas de programme, et pas de contrôle a posteriori possible.
Dans le cas déjà évoqué des nouveau-nés autonomes et porteurs de séquelles neurologiques extrêmes, l’accord des parents devrait être requis comme marque de consentement.
On se reportera à ce qui a été dit plus haut : cette problématique rejoint plus celle de l’avortement que celle de l’euthanasie.
Hors consentement, aucun acte euthanasique ne saurait être envisagé. Aussi, en l’absence de tiers (pour des personnes sans domicile fixe par exemple) cet acte se révèle-t-il tout simplement inacceptable.
On brûle de savoir ce que le Comité Consultatif National d’Ethique préconise dans le cas où un sans domicile fixe se trouve dans une de ces " situations extrêmes " envisagées ici. Il est regrettable de constater, mais on présume que c’est fortuit, que cette exclusion du champ compassionnel tombe sur les exclus de la société.
Consentir c’est acquiescer, accepter qu’une chose se fasse, ne pas s’entêter à l’empêcher quand, de toute manière, l’issue en paraît inéluctable. Face à la proximité d’une mort, en fin de vie, au bout du combat, le moyen le plus digne d’agir ne consiste-t-il pas à ne pas masquer ou fuir l’issue fatale, mais à lui faire face et donc à y consentir ?
A qui veut-on faire croire que consentir à la mort qui vient équivaut à consentir à la mort donnée ?
Consentir, c’est enfin sentir avec, s’engager dans un processus dont la finalité idéale est de l’ordre du consensus. Les éventuelles décisions d’actes euthanasiques ne devraient pas se présenter comme des actes solitaires et plus ou moins arbitraires mais comme le fruit de recherches tâtonnantes et communes, produit d’une réflexion aussi con-sensuelle que possible au sein d’une équipe et d’un entourage, consentant à mettre en oeuvre la moins mauvaise solution face à une situation extrême.
Ici, il faut s’arrêter.
Un mot possède ce qu’on appelle un champ sémantique ;c’est-à-dire qu’il est susceptible de recouvrir un certain nombre de significations. Par ailleurs il renvoie à un certain nombre de réalités. Ce qui est soutenu ici, c’est que puisqu’il y a un champ sémantique du mot, ce mot ne recouvre qu’une réalité. Ainsi le mot " consentement " a un champ sémantique qui décrit donc les aspects d’une réalité.
Cette proposition s’appelle un sophisme, dont le modèle est : " Tout ce qui est rare est cher, et puisqu’un cheval bon marché est rare un cheval bon marché est cher ". La réfutation est simple : rare est employé ici dans deux sens différents. Dans notre cas on nous impose l’unification forcée de trois notions qui n’ont en commun que le mot qui les désigne :
Le fait d’accepter une échéance qu’on n’a guère les moyens de refuser.
Le fait d’accepter un acte euthanasique.
Le fait pour une équipe de s’accorder sur ce qu’elle va faire.
On entend bien que le fait que ces trois notions soient désignées par le même nom ne doit rien au hasard. Reste que c’est forcer le texte que de prétendre tenir là une réalité unique.
Dès lors, faire face aux diverses exigences du consentement engage, en situation, à la solidarité et autorise l’action.
La conséquence tombe immédiatement : une fois la chimère créée, on peut prétendre qu’elle existe et se prétendre contraint par elle.
Celle-ci ne signifie pas l’application aveugle d’une règle impersonnelle et déresponsabilisante, mais la décision mûrement pesée et réfléchie de prendre le risque d’agir au moins mal .
 
Par ailleurs, il n’est jamais sain pour une société de vivre un décalage trop important entre les règles affirmées et la réalité vécue. L’engagement solidaire est, de fait, déjà une réalité, mais, plus ou moins clandestin, il s’exerce de façon inégalitaire et anarchique. De ce fait, s’instaure une manière de déni d’éthique à un double niveau : hypocrisie et clandestinité d’une part ; issues inégales en fonction des procédures et des juridictions sollicitées (lorsqu’elles le sont) de l’autre.
Nous y voici enfin. Le Comité Consultatif National d’Ethique nous avait juré qu’il n’avait en vue que des situations extrêmes, exceptionnelles, rarissimes. Voici maintenant qu’il nous explique qu’il a un autre but : mettre un terme à la clandestinité. Autrement dit le Comité Consultatif National d’Ethique développe deux arguments centraux :
Il y a peu de situations d’euthanasie.
Il y a beaucoup de situations d’euthanasie.
Mais par-delà cette absurdité, c’est toute la question de l’éthique qui est posée. Ce qui est dit c’est que la loi doit suivre les mœurs. Une loi qui n’est pas respectée est une mauvaise loi. Ceci ne peut être traité avec la légèreté d’un petit paragraphe.
D’une part il n’est jamais sain qu’une loi ne soit pas appliquée. Reste à choisir entre deux attitudes :
Changer la loi.
Appliquer la loi.
D’autre part il faut se demander pourquoi la loi n’est pas appliquée, et il faut se poser le problème en éthique, il faut réfléchir : la loi était-elle fondée en raison ? et si oui :
Que signifie le fait d’y renoncer ?
Pourquoi n’a-t-elle pas été appliquée ?
Peut-on fonder en raison une loi meilleure ?
Si non, que se passe-t-il ?
On fera grâce au Comité Consultatif National d’Ethique d’autres implications de sa thèse : il y a par exemple une loi qui interdit l’usage de l’héroïne.
Sur le plan du droit, ces constatations ne devraient pas conduire pour autant à la dépénalisation et les textes d’incrimination du Code Pénal ne devraient pas subir de modification. Les juridictions, chargées de les appliquer, devraient recevoir les moyens de formuler leurs décisions sans avoir à user de subterfuges juridiques faute de trouver dans les textes les instruments techniques nécessaires pour asseoir leurs jugements ou leurs arrêts.
Soit. Plaçons-nous sur le plan du droit. On observera que l’euthanasie est un homicide volontaire, c’est-à-dire un crime qui relève de la Cour d’Assises, laquelle n’a besoin d’aucun subterfuge pour asseoir des décisions qu’elle n’a pas à motiver. On observera que la dispense de peine existe.
Cette remarque n’est nullement incidente ; quelle est en effet la question posée ?
On nous parle de situations extrêmes, abominables, telles que celui qui en est victime demande qu’on le tue, et telles que je me sente contraint d’intervenir. C’est la compassion qui me pousse à agir ainsi. Est-on absolument certain qu’on doive se donner le droit de le faire sans que cette action fasse appel à mon courage ? N’ai-je pas à assumer les risques de ma décision ? On parle de situations extrêmes : ne faudrait-il pas que ces situations extrêmes demandent un courage extrême et des procédures extrêmes ?
C’est donc le plus sérieusement du monde que face à ces situations extrêmes je propose une attitude extrême.
Tuer est un crime. Quiconque tue en rendra compte. Rendre compte, c’est être jugé. Et le tribunal jugera si le crime était ou non excusable. Mais il y aura jugement, avec ses aléas. Ou alors on admet que ma compassion n’a pas lieu d’aller jusqu’à me faire prendre le risque d’un désaveu.
Cette position est celle qui a cours actuellement. Il n’y a pas lieu d’en changer.
 
La procédure pénale pourrait offrir des solutions dont il n’appartient toutefois pas au CCNE de définir les modalités. Tout au plus peut-il tenter de formuler l’une ou l’autre suggestion de nature à contribuer à la réflexion.
L’acte d’euthanasie devrait continuer à être soumis à l’autorité judiciaire. Mais un examen particulier devrait lui être réservé s’il était présenté comme tel par son auteur. Une sorte d’ exception d’euthanasie, qui pourrait être prévue par la loi, permettrait d’apprécier tant les circonstances exceptionnelles pouvant conduire à des arrêts de vie
Comment laisser passer le glissement sémantique ? L’arrêt de vie est sans doute plus politically correct que l’euthanasie. Encore un peu de courage et on arrivera à l’ADV : que diable, l’IVG n’est pas l’avortement.
que les conditions de leur réalisation. Elle devrait faire l’objet d’un examen en début d’instruction ou de débats par une commission interdisciplinaire chargée d’apprécier le bien fondé des prétentions des intéressés au regard non pas de la culpabilité en fait et en droit, mais des mobiles qui les ont animés : souci d’abréger des souffrances, respect d’une demande formulée par le patient, compassion face à l’inéluctable. Le juge resterait bien entendu maître de la décision.
C’est précisément ici que le Comité Consultatif National d’Ethique doit être plus clair. Si tout acte d’euthanasie doit faire l’objet d’une procédure judiciaire, alors on ne voit pas en quoi la situation actuelle lui pose problème. Ici le Comité Consultatif National d’Ethique étend sa sollicitude aux magistrats ; on n’en est que plus surpris de constater qu’il n’a pas pris la peine de les consulter, comme en témoigne la " liste des personnalités entendues ".
D’autres solutions peuvent être envisagées mais tendraient au même résultat, à savoir que les Cours et Tribunaux disposent du moyen légal d’échapper au dilemme que leur pose actuellement dans ces situations le décalage entre le Droit et la réalité humaine.
En tout état de cause, devraient être prises en compte les exigences éthiques suivantes :
Il ne pourrait s’agir que de situations limites ou de cas extrêmes reconnus comme tels ;
On a vu abondamment que ce n’est en réalité pas le cas.
L’autonomie du patient devrait être formellement respectée et manifestée par une demande authentique
Redisons ici qu’on voit mal comment concilier le fait que c’est la libre expression de la personne et le fait qu’elle doive être validée par d’autres (ce qui est une autre manière de relever que le " consentement " décrit plus haut par le Comité Consultatif National d’Ethique est impossible : rien ne peut être là com-muniqué en vérité).
(libre, répétée, exprimée oralement en situation ou, antérieurement, dans un document).
Quels que soient toutefois les termes de sa traduction juridique, l’engagement solidaire affirme comme appartenant à la démarche éthique elle-même, la nécessité de faire front ensemble, sans certitude claire, à ce qui, de toute manière, reste une des limites et un des mystères essentiels de toute existence humaine.

Face à la difficile et douloureuse question de la fin de vie et de l’arrêt de vie, le CCNE affirme que la question de l’euthanasie proprement dite ne peut être isolée du contexte plus large que représente le fait de mourir aujourd’hui dans un monde fortement marqué par la technique médicale, ses qualités évidentes, mais aussi ses limites.
C’est pourtant ce que fait l’ADMD, sur laquelle le Comité Consultatif National d’Ethique aligne sa position. Le propos de l’ADMD est celui-ci : quelles que soient les promesses de la médecine, quoi qu’on dise et pense du mourir, l’homme est maître de sa mort.
Le véritable défi devant lequel la société se trouve placée revient à permettre à chacun de vivre au mieux (ou au moins mal) sa mort et, dans la mesure du possible, de ne pas en être dépossédé. La mise en oeuvre résolue d’une politique de soins palliatifs, d’accompagnement des personnes en fin de vie et de refus de l’acharnement thérapeutique doit y conduire. Cette même détermination doit de plus permettre de réduire à des situations rares et exceptionnelles les demandes d’euthanasie proprement dite, sans toutefois réussir à éviter qu’elles ne se posent plus jamais.
Faire face à la question euthanasique dans ces cas-là conduit à affirmer des valeurs et des principes touchant tant à la liberté des individus qu’aux exigences du respect de la vie individuelle et sociale.
Cette phrase est inacceptable.
Celui qui parle du respect de la vie individuelle a en vue la vie individuelle de l’autre. Celui qui parle de la liberté a en vue sa propre vie. Il est absurde de mettre sur le même plan celui qui traite de sa vie et celui qui traite de la vie de l’autre. Ou alors il faut admettre que celui qui parle de sa liberté revendique la liberté d’établir avec un autre un contrat aux termes duquel l’un tuera l’autre. Mais si on accepte l’idée de ce contrat on ne voit pas quelle raison logique lui fixerait un cadre où s’exercer. Demandant qu’on mette fin à ma vie je ne lèse personne et je ne saisis pas pourquoi, si je suis libre de ma vie, on limiterait l’exercice de cette liberté aux seuls cas extrêmes.
 
Ces valeurs et ces principes méritent tous la plus grande considération. Mais, de fait, ils entrent en conflit les uns avec les autres et s’avèrent contradictoires, générant ainsi un dilemme qui peut se révéler paralysant.
Il n’y a aucun dilemme. L’affrontement des thèses vient du différend sur la nature de la dignité. Il y a ceux qui disent que l’homme est seul juge de sa propre dignité et ceux qui disent que, précisément, la dignité lui est conférée par autrui. Cela signifie que le différend procède d’un mal-entendu, le mot " dignité " ne désignant pas la même chose pour les uns et pour les autres. C’est donc artificiellement qu’on oppose ces deux thèses : on ne pourra les opposer que lorsque tout le monde parlera de la même chose. Depuis Socrate on sait que le premier pas de la discussion est de s’accorder sur les mots.
Or le dilemme est lui-même source d’éthique ; l’éthique naît et vit moins de certitudes péremptoires que de tensions et du refus de clore de façon définitive des questions dont le caractère récurrent et lancinant exprime un aspect fondamental de la condition humaine.
Non. On ne peut accepter cela. L’éthique ne naît pas des dilemmes. Elle vit avec, elle raisonne, elle découvre des principes. Ce n’est que lorsqu’elle les a découverts qu’elle peut essayer de les concilier avec les situations particulières. Mais elle se fourvoie quand elle prétend comme ici faire l’inverse, c’est-à-dire considérer des cas particuliers (et on a vu quel doute il y a sur ce point) pour en tirer des principes. Il n’y a aucune règle à tirer de cas particuliers, et le problème discuté ici n’est pas de la compétence d’un Comité Consultatif National d’Ethique ; il relève au cas par cas des comités d’éthique de terrain.
C’est ainsi qu’il apparaît au CCNE qu’une position fondée sur l’engagement et sur la solidarité est en mesure de faire droit aux justes convictions des uns et de autres et de lever le voile d’hypocrisie et de clandestinité qui recouvre certaines pratiques actuelles. Cette position d’engagement solidaire, mobilisée par les divers aspects de la réalité du consentement comme valeur (respect du consentement de la personne, refus de fuir l’inéluctable, nécessité du débat et d’une décision collective), invite à mettre en oeuvre une solidarité qui ne saurait toutefois s’affranchir du risque que représente un geste qui ne visera jamais qu’à agir au moins mal. Elle pourrait trouver une traduction juridique dans l’instauration d’une exception d’euthanasie.
Il n’est pas utile de revenir sur les commentaires précédents.
 
La mort donnée reste, quelles que soient les circonstances et les justifications, une transgression. Mais l’arrêt de réanimation et l’arrêt de vie conduisent parfois à assumer le paradoxe d’une transgression de ce qui doit être considéré comme intransgressable.
Le Comité Consultatif National d’Ethique s’obstine  à mettre dans le même sac euthanasie et arrêt de soins. On reconnaît là une vieille ficelle de l’ADMD.
Si en situation concrète la décision d’arrêter une vie peut aux limites apparaître un acte acceptable, cet acte ne peut se prévaloir d’une évidence éthique claire. Une telle décision ne peut et ne pourra jamais devenir une pratique comme une autre.
Cette pratique, fondée sur le respect des droits imprescriptibles de la personne, ne doit tendre qu’à inscrire fermement les fins de vie et, éventuellement, les arrêts de vie, au sein de la vie elle-même et à ne pas exclure d’un monde humanisé les derniers instants d’une existence donnée.
Il n’y a pas en France de Comité Consultatif National d’Ethique.

Ecrire à l'auteur du site : Bernard Pradines

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