texte mis en ligne le samedi 18 mars 2000
Fin de vie, arrêt de vie, euthanasie
Commentaires de Michel Cavey
Le Comité Consultatif National d’Ethique vient de rendre un avis
relatif aux problèmes de la fin de vie. Ce texte a donné lieu
à des réactions très négatives de la part des
militants du mouvement des soins palliatifs. Une rencontre a eu lieu le 6
mars 2000 à Paris sous l’égide de l’Espace éthique
de l’Assistance Publique de Paris.
J’y suis allé et j’ai retenu entre autres que l’avis
en question entendait ne traiter de la question de l'euthanasie que de
manière oblique, le fond du texte étant consacré à
la fin de vie en général. J’ai également retenu
qu’on m’invitait à lire attentivement le texte de la
première à la dernière ligne, ce que j’ai fait.
Je n’avais jamais lu d’avis du Comité Consultatif National
d’Ethique ; dans mon imaginaire cette instance était une
assemblée de sages qui avait le souci de rechercher, hors de toute
pression d’un groupe ou d’un instant, des principes susceptibles
d’aider la décision éthique concrète ; bref
une instance où l’exigence intellectuelle régnait sans
partage.
Qu’ai-je découvert ?
En premier lieu qu’il s’agit d’un texte de 12 pages, réparti
comme suit :
-
Présentation : 2 pages.
-
Soins palliatifs : 2 pages ½.
-
Acharnement thérapeutique : 1 page.
-
Euthanasie : 6 pages.
Le mot " euthanasie " apparaît pour la première fois
à la 8e ligne du texte, et on le rencontre 7 fois dans
les six premières pages. Il s’agit donc d’un texte sur
l’euthanasie, et on s’étonne que le Comité Consultatif
National d’Ethique soit réticent à l’admettre.
Il me restait donc à espérer que la question au moins avait
été traitée à fond. Les pages suivantes visent
à permettre d’en juger. En guise de mise en bouche, essayons
de nous faire une idée de l’ambition avec laquelle le texte a
été conçu et rédigé. Il suffira pour cela
de lire les premières lignes du texte :
Les progrès réalisés ces dernières décennies
en matière d’hygiène de vie et ceux des techniques
médicales conduisent à un allongement remarquable de la durée
de la vie.
D’emblée cette phrase contient en germe toute l’équivoque
de la question posée : car chacun sait que l’allongement
de la durée de vie doit autant au progrès économique
et social qu’au progrès médical. Autant dire que les
médecins n’ont vis-à-vis de l’euthanasie et du
débat en général sur la longévité que
demi-voix au chapitre ; une voix marginale : le débat est
bien un débat philosophique et social. Il serait temps plutôt
de se demander sérieusement de quoi notre société se
défausse sur la médecine. Toujours est-il qu’on ne
s’attendait pas à voir le Comité Consultatif National
d’Ethique manier le faux truisme avec un tel aplomb.
En même temps, on assiste à un certain effacement des
frontières entre la mort et la vie et, d’une certaine manière,
à une désappropriation par le mourant de sa propre mort.
Ici aussi l’imprécision laisse pantois : il paraît
que le mourant est dépossédé de sa mort. Mais le
Comité Consultatif National d’Ethique serait bien en peine de
trouver une civilisation ou une époque dans lesquelles
le mourant aurait été propriétaire de sa mort !
De tout temps la mort a été avant tout un phénomène
social, et non individuel. C’est commettre une énorme bourde
que de lire, par exemple, le texte de Philippe Ariès sur " la
mort apprivoisée " comme le témoin d’un temps où
l’homme maîtrisait sa mort ; ce n’est pas l’individu
qui la maîtrisait mais la collectivité, et elle le faisait au
travers d’un rituel stable et fixe, qui dépossédait le
mourant de sa mort d’une manière peut-être plus paisible
mais certainement plus sûre que le mourir contemporain…
S’ensuivent bien des problèmes éthiques et humains
inédits.
L’à-peu-près continue : car s’il est vrai que
le progrès médical engendre des débats éthiques,
il vaudrait mieux se garder de l’amalgame : le débat sur
l’euthanasie, lui, est vieux comme le monde, et on trouve là
le premier indice de ce qu’il faut bien appeler l’escroquerie
intellectuelle dont nous sommes ici victimes : ce qu’on nous
dit en effet c’est que le problème de l’euthanasie doit
être tranché maintenant parce qu’il est nouveau, et
engendré par la perversion de la médecine moderne ; on
se croirait dans un débat sur l’écologie. Ainsi
l’euthanasie est présentée subrepticement (mais le
Comité Consultatif National d’Ethique ne manquera pas de
rétorquer que dans les lignes citées il n’est pas question
d’euthanasie) comme un remède à une déviation
récente qu’il s’agit simplement de rectifier. Alors que
cette question a toujours été posée à
l’homme, généralement en relation avec la douleur :
"Oh ! si seulement il m’avait précipité sous la
terre, par-dessous l’Hadès qui engloutit les morts, dans
l’immense Tartare, après m’avoir sauvagement
enchaîné dans des liens indissolubles, pour que ni dieu ni personne
ne trouvât matière à s’en réjouir, tandis
qu’à présent, jouet des airs, je souffre, hélas !
pour la joie de mes ennemis" (Eschyle, Prométhée
enchaîné).
En attestent les hésitations et fluctuations récentes des
législations sur ce point, les nombreux débats - souvent à
fort impact médiatique- sur la question et une production littéraire
non négligeable.
Que le lecteur se rassure : j’ai eu la même impression
d’irréalité ; mais nous ne rêvons pas :
le Comité Consultatif National d’Ethique était loin de
se douter que son avis aurait un impact médiatique.
En France notamment l’application stricte de la loi amène à
qualifier l’euthanasie d’homicide volontaire, d’assassinat
ou de non assistance à personne en danger.
Comment peut-on écrire une chose pareille ? Ce qui nous est dit,
c’est que :
L’euthanasie est qualifiée d’homicide volontaire. C’est
le cas : dans l’euthanasie on tue un homme en le sachant et en
le voulant. Les choses ont un nom, et il s’agit d’un homicide
volontaire. Le problème est de savoir si cet homicide est un meurtre.
Car tous les homicides ne sont pas des meurtres : c’est le cas
de l’homicide involontaire, ou de la légitime défense ;
de même ni le bourreau ni le soldat ne sont tenus pour meurtriers.
L’euthanasie est qualifiée d’assassinat : c’est
toute la question. Mais c’est aussi la formulation la moins utilisable,
en raison de sa charge émotionnelle. Même si le droit ne
l’entend pas tout à fait ainsi, le mot d’assassinat
possède une connotation extrêmement péjorative, qui porte
non sur le meurtre, non sur la préméditation, mais sur les
mobiles.
L’euthanasie est qualifiée de non-assistance à personne
en danger. Ici nous entrons en pleine supercherie : la non-assistance
à personne en danger ne peut qualifier qu’un défaut de
soins, c’est à dire un abandon thérapeutique, ce qu’on
appelle encore parfois l’euthanasie passive. On ne pensait pas qu’on
se trouvait encore, en France, à confondre les actes qualifiés
d’euthanasie passive avec l’euthanasie tout court. Le pire est
de voir que le Comité Consultatif National
d’Ethique n’a pas avancé davantage.
Ces trois formulations se valent plus ou moins. Elles se valent dans les
couches les plus rétrogrades de la conscience sociale. Il reste à
savoir si le Comité Consultatif National d’Ethique s’honore
en participant à ce salmigondis.
Mais les juridictions qui sont rarement saisies en la matière font
preuve, lorsqu’elles condamnent, de la plus grande indulgence.
Ici le Comité Consultatif National d’Ethique pointe la contradiction
entre la loi et son application pour stigmatiser l’inadéquation
des textes. On verra plus loin ce qu’est sa proposition :
l’euthanasie resterait une infraction, mais il y aurait des
exceptions ; bref, il y aurait une loi, mais on s’arrangerait.
Par ailleurs, divers mouvements d’opinion militent en faveur d’une
modification des textes.
Le texte vise ici essentiellement l’Association pour le Droit de Mourir
dans la Dignité. On ne tardera pas à voir que le Comité
Consultatif National d’Ethique ne propose rien d’autre que de
s’aligner sur ses positions.
De la lecture de ces deux paragraphes, on sort terrifié : on
s’attendait à un texte sérieux, charpenté,
argumenté. On espérait une réflexion précise,
rigoureuse, intraitable. On pressent qu’il pourrait bien ne s’agir
que d’une fumisterie. Naturellement le Comité Consultatif National
d’Ethique aura beau jeu de répondre que cette critique est
vétilleuse, et que le sens général du texte est suffisamment
clair. Je fais donc ici un procès d’intention. Sans doute. Mais
le problème précisément est là : pour le
sens général des choses, le journalisme suffit. D’un
Comité Consultatif National d’Ethique on attend autre chose.
Lisons donc plus avant :
Le CCNE s’est déjà prononcé à ce propos
[7], mais son avis, dicté par l’urgence, en était resté
à la formulation de quelques principes forts, à partir desquels
il désapprouvait qu’un texte législatif ou réglementaire
légitime l’acte de donner la mort à un malade. Huit ans
plus tard, en 1998, dans son rapport Consentement éclairé et
information des personnes qui se prêtent à des actes de soin
ou de recherche [9], le même CCNE se déclarait favorable à
une discussion publique sereine sur le problème de l’accompagnement
des fins de vie, comprenant notamment la question de l’euthanasie. Il
se demandait alors si sa prise de position de 1991 n’était pas
dépassée.
Sans préjuger de la réponse, il s’agit donc bien de revenir
sur l’interdit prononcé en 1991. Cela méritait
d’être souligné.
et insistait sur l’importance d’une réflexion en commun
sur la question des circonstances précédant le décès.
Le présent rapport tente d’apporter des éléments
à cette réflexion nécessaire.
Vivre et mourir aujourd’hui :
Nul ne songe à nier et moins encore à déplorer les
progrès de l’hygiène et de la médecine qui marquent
notre époque de façon déterminante. La qualité
de la vie d’une façon générale et son allongement
spectaculaire dans les pays occidentaux en témoignent abondamment.
Dans ces pays par exemple, environ une petite fille sur deux naissant
aujourd’hui deviendra centenaire.
On a déjà évoqué plus haut ce qui apparaît
ici comme une redite. Mais que peut-on attendre de cette fresque sulpicienne
pour la clarté et la densité du débat ?
Répétons-le : un tel avis réclame avant toute chose
de la précision et de la concision. C’est avec un peu
d’inquiétude qu’on voit le Comité Consultatif National
d’Ethique s’égarer dans d’inutiles méandres.
Ces avancées ne vont toutefois pas sans contraintes, dont la
médicalisation des fins de vie. 70% de la population meurt actuellement
à l’hôpital ou en institution. Le fait en lui-même,
fruit d’une prise en charge bénéfique, ne saurait être
critiqué. Mais l’hospitalisation a ses revers : elle arrache
à son environnement familier et humain une personne fragilisée
qu’elle confie à des systèmes techniques souvent très
perfectionnés, mais dont la logique même consiste à la
traiter de façon objective. La technique se caractérise en
effet par ses performances. Mais face à la mort inéluctable,
quelle performance est-on en droit d’espérer ? Performante, la
technique est aussi, par essence, impersonnelle. Par ailleurs, elle se fragmente
et fragmente qui elle touche, elle multiplie sans cesse les réseaux
de ses pouvoirs en spécialités, appareils et produits de plus
en plus divers et sophistiqués, morcelant l’unité de la
personne prise en charge et la transformant plus que jamais en
patient. La prolongation médicale de la vie entraîne
parfois des conséquences peu compatibles avec la qualité de
la vie. Certes, le recours à ces manières de faire,
nécessaires pour assurer survie et rétablissement, se justifie
en règle générale par son caractère temporaire
et provisoire ; il devient plus problématique lorsque, la fin approchant,
il tend à former le dernier milieu au sein duquel la personne est
conduite à vivre.
L’emprise technique qui marque notre temps rejoint la quête
d’immortalité qui habite depuis toujours l’humanité.
Beaucoup croient alors et beaucoup espèrent que les progrès
de la science permettront d’échapper un jour à la mort
elle-même. Les fantasmes sur la cryogénisation, consistant à
maintenir un cadavre dans un caisson à –196° ; en attendant
d’éventuels progrès techniques permettant la guérison
d’un malade, ou sur le clonage, en témoignent à leur
manière. Mais il n’est pas besoin d’adhérer à
de telles croyances pour constater combien la mort a disparu de notre
environnement quotidien. Les rites mortuaires, dont le deuil,
s’érodent et la mort devient une manière de tabou.
L’évoquer ou y penser devient plus ou moins obscène ou
pathologique.
Le texte ici fait irrésistiblement penser à un discours de
l’Episcopat. Que peut-on espérer tirer de cela ? Est-il
si obvie de prétendre que la quête d’immortalité
habite l’humanité depuis toujours, quand elle n’est plus
probablement la hantise que de la civilisation occidentale d’après
la Renaissance ?
Il y a un peu plus de trois siècles, Jean de La Fontaine pouvait
écrire du laboureur désireux de faire à ses enfants
l’éloge du travail :
Un riche laboureur, sentant sa mort prochaine,
Fit venir ses enfants, leur parla sans témoins.
La mort était alors entourée, affaire familiale ou publique
ce qui est loin d’avoir disparu chez nous et ce qu’elle demeure
dans bien des régions du monde. Mais ce qui frappe le plus dans les
vers cités, c’est la mention,- qui a l’air toute naturelle
pour l’auteur,- de ce que le laboureur sent venir sa mort et
s’y prépare. Peut-on en dire autant aujourd’hui ?
Chaque ligne du texte, décidément, recèle une
surprise : un peu de réflexion, un peu de sérénité,
et surtout un peu de pratique de terrain auraient permis de percevoir
que, même encore aujourd’hui, le riche laboureur demeure capable
de sentir sa fin prochaine.
En fait, les incontestables progrès de la médecine et de la
technique et les fantasmes d’immortalité ont conduit bien souvent
à déposséder la personne de sa mort ;
On se souvient de ce qui a été dit plus haut : c’est
méconnaître totalement la situation que se figurer que cette
dépossession est nouvelle. Elle n’a fait que changer de forme,
le rituel social ayant cédé la place à un rituel
médical. Certes on ne peut dire que ce soit indifférent, et
il est probable que cette modification aura été une
régression. Mais la question aurait été au fond de savoir
ce qui pousse l’homme occidental contemporain à poser la
revendication de l’euthanasie, jusqu’ici largement individuelle,
en termes nouveaux et collectifs.
à ne pas toujours lui permettre - là où ce serait encore
possible- de prendre en charge ses derniers moments et de les vivre.
En effet la mort fait encore partie de la vie d’une certaine manière.
Elle l’achève et la clôture et lui permet d’arriver
à une forme d’unité. L’identité d’une
personne n’est en effet jamais définie tant qu’elle n’est
pas close. Et le pouvoir mystérieux de la mort tient dans le fait
que, tout en mettant fin à la vie (en l’anéantissant,
hors toute perspective de foi), il lui donne pourtant valeur et sens. La
scansion et la sanction de la mort forment les conditions d’existence
du temps humain lui-même.
Il est bon de voir enfin le Comité Consultatif National d’Ethique
faire son métier, c’est-à-dire tâcher d’asseoir
son avis sur des bases philosophiques sûres. Encore faudrait-il y mettre
le prix, et le dire clairement. Le paragraphe qu’on vient de lire est
dans le droit fil de Heidegger, relu peut-être par Levinas (Cf. Dieu,
la mort, le temps). Mais il ne faut pas avouer ce genre de
généalogie : elle pourrait faire contester
l’argument… Au reste ce que dit Heidegger, c’est qu’il
n’est de dasein que mortel. Celui qui revendique la qualité
de la mort comme témoin de la qualité de la vie, c’est
Nietzsche.
Une pratique médicale qui ne serait attachée qu’au principe
impersonnel et dépersonnalisant de la technique, comme à
l’utopie d’une vie sans fin, n’entrerait-elle pas alors en
conflit avec ces autres valeurs fondamentales de l’existence humaine
que sont la vulnérabilité, le sens de la fin, l’autonomie
et la dignité ?
On ne résiste pas au plaisir de pointer ici encore la platitude et
l’inconséquence. La phrase est belle, mais comme les tambours
elle sonne d’autant plus fort qu’elle est plus creuse. Il faudrait
pourtant préciser en quel sens la vulnérabilité est
une valeur (même si on peut l’entendre) ; quant à
l’autonomie c’est un sujet terriblement brûlant : sans
même entrer dans le débat entre autonomie et dépendance,
que peut-on dire de la cohabitation entre autonomie et dignité ?
Serait-ce que le sujet en perte d’autonomie aurait perdu une des valeurs
fondamentales qui faisaient de lui un être humain ?
Répétons-le : en écrivant ces lignes, je sais fort
bien que le Comité Consultatif National d’Ethique serait le premier
à rejeter ce dont je feins de le suspecter. Mais son rôle
était d’être rigoureux et précis. Certes, ce n’est
pas ce qu’il a voulu dire, mais c’est ce qu’il a dit. Et le
fait qu’il l’ait dit, même à son corps défendant,
n’est en rien innocent.
C’est dans ce contexte que certains posent la question de l’euthanasie
ou bonne mort.
Ici encore l’escroquerie intellectuelle affleure : dans les mots
qui sont écrits, on assimile euthanasie et bonne mort. Et d’enfoncer
le clou en rappelant le grec : eu-thanatos. Le problème est
qu’en grec eu- ne signifie pas exactement " bon ". Son sens
général est plutôt : " ce qui est dans
l’ordre des choses " ; ainsi un accouchement est eutocique
(et à l’inverse un accouchement dystocique n’est pas un
" mauvais " accouchement mais un accouchement difficile). On rappellera
simplement que le texte souvent cité de Bacon dit qu’il vient
un temps où il est bon que la mort vienne. Bref ici le Comité
Consultatif National d’Ethique proclame l’identité
euthanasie-bonne mort. A ce stade de la lecture on a tout lieu de croire
qu’il y souscrit.
Mieux mourir aujourd’hui :
Il serait illusoire de croire que mourir et l’amélioration des
conditions qui entourent cet événement puissent jamais constituer
un bien, vers lequel se diriger de façon conquérante. Mourir
reste une épreuve douloureuse et difficile, quelle que soit
l’expérience spirituelle de la personne, et on ne peut que tenter
d’en atténuer la douleur et la difficulté, en évitant
de tomber dans cette autre utopie qui consisterait à croire que serait
à portée de main ou de technique une bonne mort ou belle mort.
Serions-nous ainsi détrompés ? Certainement pas :
ce qui dit le Comité Consultatif National d’Ethique, c’est
seulement que jamais toute la technique du monde ne fera de la mort une bonne
mort. Heureusement, il y a l’euthanasie.
C’est d’ailleurs une des difficultés que présente
la position donnant à penser que l’on peut maîtriser totalement
la/sa vie et la/sa mort. Cela dit, le problème des conditions en fonction
desquelles les uns et les autres peuvent être conduits à affronter
la mort ne doit pas être évité.
Certains gestes et attitudes font l’objet aujourd’hui d’un
très large consensus et méritent d’être
encouragés. Ils engagent fortement la responsabilité des soignants
et appellent la mission même de la médecine à se renouveler.
Ils correspondent à la prise de conscience que la personne arrivée
au terme de sa vie, malgré son extrême fragilité et sa
vulnérabilité, surtout à cause d’elles, doit être
respectée dans son autonomie et sa dignité. Ces gestes et attitudes
concernent notamment le développement des soins palliatifs,
l’accompagnement des mourants et le refus de l’acharnement
thérapeutique. Le respect rigoureux des dispositions liées
aux exigences qu’elles énoncent tendra très certainement
à placer la question de l’euthanasie proprement dite à
une plus juste place.
Le développement des soins palliatifs :
La notion de soins palliatifs promue dans les années 1970 par les
pionniers du Saint Christopher Hospice de Londres, visait surtout la fin
de vie des patients atteints de cancer. Elle s’est progressivement
étendue au stade terminal d’autres affections et diversifiée
en fonction des pathologies et de l’âge des malades, notamment
les patients plus jeunes touchés par le sida. Les soins palliatifs
ont été mis en oeuvre en France dès les années
1980 dans des services de gérontologie. Ils connaissent aujourd’hui
un essor notable, mais peuvent être encore améliorés.
Les soins palliatifs se présentent comme des soins actifs dans une
approche globale de la personne atteinte d’une maladie grave évolutive
ou terminale. Leur objectif est de soulager les douleurs physiques ainsi
que les autres symptômes et de prendre en compte la souffrance
psychologique et spirituelle. Ces soins peuvent se pratiquer tant en institution
qu’au domicile du malade.
Leur visée est simple : permettre au processus naturel de la fin de
la vie de se dérouler dans les meilleures conditions, tant pour le
malade lui-même que pour son entourage familial et institutionnel.
Aussi les soins palliatifs visent-ils à contrôler la douleur
et les autres symptômes d’inconfort en préservant autant
que faire se peut la vigilance et la capacité de relation du malade
avec l’entourage ; ils assurent la nutrition et l’hydratation de
façon adaptée à la fin de la vie, en évitant
les manoeuvres instrumentales inutiles ; ils garantissent une prise en charge
de qualité -à la base même du confort et élément
essentiel du réconfort- et s’efforcent de maintenir la communication
avec le malade en lui apportant le soutien relationnel adéquat, quand
la communication verbale reste possible, ou, lorsque celle-ci s’avère
impossible, en exploitant les ressources de la communication non-verbale.
Au delà de l’attention à la personne en fin de vie,
l’ensemble des membres d’une unité ou d’une équipe
de soins palliatifs veille à maintenir ou recréer les liens
familiaux, en apportant à la famille les dispositions matérielles
et le soutien psychologique nécessaires pour qu’elle puisse vivre
l’accompagnement de son parent dans des conditions de confort matériel
et moral satisfaisantes. Après le décès, l’action
se poursuit par un soutien auprès de la famille, dans un but de
prévenir les complications somatiques et psychologiques du deuil,
notamment le suicide, auquel les conjoints âgés,
particulièrement les hommes, sont exposés.
Tout cet exposé est bien fait, et il décrit assez correctement
la situation et la visée des soins palliatifs. Mais il y a tout de
même une énigme : A quoi sert-il ? En quoi fait-il
avancer le débat éthique ? Naïf lecteur je pensais
que le Comité Consultatif National d’Ethique rendait des avis ;
ce qui impliquait qu’il rendait des avis sur des questions. A ce stade
du document, on ne sait toujours pas sur quelle question il s’agit de
donner un avis. Serait-ce sur les soins palliatifs ? Alors nous apprenons
que le Comité Consultatif National d’Ethique est pour, ce qui
est plutôt rassurant ; mais on ne lui demandait rien. Serait-ce
donc sur une autre question ? On a pourtant cru comprendre que le document
ne visait pas l’euthanasie. Bref nous sommes dans l’incertitude.
On verra vite qu’elle ne durera pas.
En France, l’importance des soins palliatifs fut reconnue dès
1986 dans une circulaire ministérielle relative à
l’organisation des soins aux patients en phase terminale [6]. Cette
circulaire définissait les soins palliatifs et officialisait la
création d’unités
appropriéesnote4
. Depuis 1991 ces soins font partie des missions de l’hôpital
et leur accès est présenté comme un droit des malades
[17]note5
. Une enquête, réalisée en 1993, fit le point sur la
diffusion des soins palliatifs, les obstacles à leur développement
et la manière de les surmonter. Le rapport qui en est issu [15] a
fait de très nombreuses propositions et recommandations concernant
l’organisation des soins palliatifs, le contrôle de la douleur,
la formation et le soutien des soignants, la place des bénévoles
dans l’accompagnement des mourants et leur famille, ainsi que
l’accompagnement à domicile et à l’hôpital.
Depuis 1993, plusieurs initiatives réglementaires ont été
prises. La plus récente organise la mise en oeuvre du plan d’action
triennal de lutte contre la douleur dans les établissements de santé
publics et privés. La loi du 9 juin 1999 [18] enfin vise à
garantir le droit à l’accès aux soins palliatifs et à
un accompagnement pour toute personne malade dont l’état le requiert.
L’efficacité de cette loi reste néanmoins subordonnée
à son financement.
En effet, on va à deux reprises faire observer que les soins palliatifs
sont beaux et bons mais qu’ils ne sont pas développés.
On retrouve ici le raisonnement de l’ADMD : cette association dit
militer pour les soins palliatifs, mais elle fait observer qu’en attendant
qu’ils soient pratiqués partout il faut bien régler leur
compte à ceux qui ne peuvent en profiter.
En la votant les parlementaires français se sont conformés
à l’esprit du projet de recommandation du Conseil de l’Europe,
rendu public en mai 1999, et qui vise à assurer aux malades incurables
et aux mourants le droit aux soins palliatifs [13].
Au plan de la déontologie, le Code de déontologie médicale
de 1995 [19] énonce qu’en toutes circonstances, le médecin
doit s’efforcer de soulager les souffrances de son malade et de
l’apaiser moralement (article 37) ; il ajoute qu’il convient
d’accompagner le mourant jusqu’à ses derniers moments, assurer
par des soins et mesures appropriés la qualité d’une vie
qui prend fin, sauvegarder la dignité du malade et réconforter
son entourage (article 38). Le commentaire dont cet article est assorti fait
apparaître la continuité de l’acte médical, passant
du curatif au palliatif et souligne tout l’intérêt de soins
spécifiques dans la situation d’une vie parvenue
irrémédiablement à son terme.
L’accompagnement des mourants :
Depuis la circulaire Laroque de 1986, l’accompagnement est reconnu comme
une partie essentielle des soins palliatifs visant à réinscrire
la fin de vie dans le cadre des relations sociales habituelles. Il cherche
à replacer la personne parvenue au terme de sa vie dans son contexte
familial et social et, ce faisant, à replacer la mort dans le cadre
des événements familiaux dont elle s’était
trouvée trop souvent écartée. L’accompagnement
engage non seulement les soignants mais aussi la famille et des
bénévoles.
Le rapport Delbecque de 1994 soulignait les principales composantes de la
philosophie de l’accompagnement : respect de la vie privée, prise
en compte du malade et de sa famille comme un ensemble, qui a besoin d’une
aide pour s’adapter à une situation angoissante et
déstabilisante, [et pour] parler et participer activement aux soins.
Le récent Avis du Conseil Economique et Social relatif à l’
Accompagnement des personnes en fin de vie [14] insiste sur le rôle
positif que peuvent jouer les bénévoles pour seconder les
équipes soignantes et les familles. Ni soignants, ni parents, ils
sont l’interface, parfois le seul, entre le malade et
l’extérieur, la présence du monde en mouvement, de la
société dans le huis-clos où la fin de vie tend à
confiner le malade. Le bénévole est celui à qui l’on
peut tout dire, qui peut tout écouter, même le silence.
Les dispositions inscrites dans la récente loi sur les soins palliatifs
vont en ce sens et instituent un congé d’accompagnement permettant
aux salariés de prendre le temps d’être près d’une
personne en fin de vie, que ce soit en tant que parent ou bénévole.
Il est précisé que ces bénévoles devront être
formés à l’accompagnement de la fin de vie et appartenir
à des associations dotées d’une charte définissant
les principes à respecter dans leur action. On peut noter cependant
que ces dispositions resteront théoriques tant que leur financement
n’aura pas été assuré.
Le refus de l’acharnement thérapeutique :
L’acharnement thérapeutique se définit comme une
obstination déraisonnable, refusant par un raisonnement buté
de reconnaître qu’un homme est voué à la mort et
qu’il n’est pas curable.
On attendait du Comité Consultatif National d’Ethique autre chose
qu’une définition aussi inutilisable. Définir, c’est
précisément fixer un cadre, délimiter un concept. De
ce point de vue ce qu’on vient de lire est tout sauf une
définition :
-
L’acharnement thérapeutique est une obstination : on retrouve
ici la différence fameuse, due je crois à Jean Bernard, entre
" acharnement thérapeutique " et " obstination
thérapeutique ".
- Une obstination déraisonnable : peut-on accepter cela ?
Est-ce cela, définir un concept ? De qui se moque-t-on ?
Quels repères fixe la notion de
" déraisonnable " ? Il suffit de se demander comment
on juge ce qui est déraisonnable et ce qui ne l’est pas pour
percevoir que cette définition ne définit rien.
- Un raisonnement buté : voilà à quoi en est réduit
le Comité Consultatif National d’Ethique.
- Un homme est voué à la mort : bien entendu nous saisissons
tous ce que le Comité Consultatif National d’Ethique a en vue
en disant cela. Mais on nous avait promis une définition ! Et
voici quel piètre brouet on nous sert : Sans doute va-t-on nous
expliquer qu’il y a des hommes qui ne sont pas voués à
la mort.
- Et qu’il n’est pas curable : le Comité Consultatif
National d’Ethique va jusqu’à méconnaître que
la quasi-totalité des situations d’acharnement thérapeutique
sont des situations où la question de la guérison ne se pose
plus depuis longtemps, et où le seul espoir qui justifie l’action
des acharnés est une prolongation de la vie.
Ce tissu d’approximations est grave, d’abord parce qu’il
n’est pas digne du Comité Consultatif National d’Ethique,
mais ensuite parce qu’il verrouille le véritable débat
sur l’acharnement thérapeutique, le laissant dans l’air
du temps alors que la question philosophique de fond n’est pas encore
résolue. Il est temps de la poser correctement, au moins à
titre d’exemple de ce qu’il aurait fallu faire.
Les médecins ne sont ni déraisonnables ni butés :
si l’acharnement thérapeutique n’était pas efficace,
personne n’en ferait. Le problème de l’acharnement
thérapeutique, c’est qu’il marche. C’est cette
efficacité qui en fait un problème éthique et non une
simple ânerie. La question posée par l’acharnement
thérapeutique est celle-ci : sachant qu’il existe un
procédé pour améliorer l’espérance de vie
du malade, mais que ce procédé est pénible et n’a
que peu de chance d’être efficace, est-il licite de consentir
à cette perte de chance ? Si on pose la question dans ces termes,
on va très vite se trouver dans l’inconfort. On se trouvera aussi
dans la vérité.
L’accord quant à son rejet est aujourd’hui largement
réalisé, tant par les instances religieuses,
qu’éthiques et déontologiques. Dès 1957 le pape
Pie XII reconnaissait que le devoir de soigner n’impliquait pas le recours
à des moyens thérapeutiques inutiles, disproportionnés
ou imposant une charge qu’il (le malade) jugerait extrême pour
lui-même ou pour autrui [21]. Ce point est réaffirmé
en 1980 dans la Déclaration sur l’euthanasie de la Congrégation
pour la Doctrine de la foi (point 4, [12]) et, pour l’ensemble, est
partagé par les diverses instances religieuses et spirituelles. De
la même façon, tous les comités d’éthique
qui ont eu à réfléchir sur l’euthanasie ces
dernières années dénoncent ... l’acharnement
thérapeutique déraisonnable, poursuivi au-delà de tout
espoir. [La thérapeutique] doit laisser place à l’apaisement
des souffrances qui reste le devoir du médecin [7].
Le Code de déontologie médicale de 1995[19] indique pour sa
part en son article 37 qu’en toutes circonstances, le médecin
doit s’efforcer de soulager les souffrances de son malade, l’assister
moralement et éviter toute obstination déraisonnable dans les
investigations thérapeutiques. Et le commentaire du Code de préciser
qu’un souci outrancier de prolonger la vie peut conduire à des
excès.
Il est à noter à ce propos que, dans certains pays, le Danemark
par exemple, le refus de l’acharnement thérapeutique va
jusqu’à la reconnaissance d’un droit des malades à
refuser un traitement. La récente loi française [18] visant
à garantir le droit à l’accès aux soins palliatifs
contient une disposition allant dans ce sens, lorsqu’elle indique que
la personne malade peut s’opposer à toute investigation ou
thérapeutique.
On ne savait pas le Comité Consultatif National d’Ethique si
peu au fait de la loi. Le droit du malade à refuser des soins,
l’interdiction faite à un médecin de pratiquer de soins
auxquels le malade n’aurait pas consenti ne datent pas de la loi de
juin 1999. Ce droit est implicite dans tout le droit français, et
l’attitude autoritaire des médecins a toujours été
un abus de pouvoir. La seule chose qui a changé c’est que
désormais on le sanctionne.
Les situations pour lesquelles se pose la question de l’acharnement
thérapeutique sont fort diverses et leurs limites ne sont pas toujours
faciles à appréhender. Elles se situent notamment aux deux
extrémités de la vie et concernent aussi bien le nouveau-né
note12
que le grand vieillard. Dans le premier cas, on peut avoir affaire à
des nouveau-nés dont la possibilité de vie est illusoire. Dans
le second, de grands vieillards peuvent se trouver en situation aiguë
de polypathologie à proprement parler incurable.
Le refus de l’acharnement thérapeutique peut certes précipiter
l’instant de la mort, mais il implique -par définition-
l’acceptation du risque mortel consécutif au traitement de la
douleur comme à l’abstention et à la limitation de
traitements. La lutte contre la douleur -quelles que soient ses modalités
et sa fin - non seulement n’est pas un crime, mais est un devoir pour
tout soignant.
Les anglais notamment on développé sur ce point la
" théorie du double effet ". Même si c’est là
un bien grand mot pour ce qui reste une banalité, il aurait
été intéressant que le Comité Consultatif National
d’Ethique y fasse référence.
Le traitement de celle-ci ne cherche pas à tuer et si la mort survient
dans la paix, elle survient à l’heure qu’elle a choisie.
Agir de la sorte revient tout simplement à lutter de façon
responsable et efficace contre la douleur et la souffrance. Cette attitude
peut aussi traduire le refus de situations inhumaines, par exemple en cas
de disproportion entre l’objectif visé par la thérapeutique
et la situation réelle, ou si la poursuite d’une thérapeutique
active entraîne une souffrance disproportionnée par rapport
à un objectif irréalisable.
Ici encore on est mal à l’aise : tout soignant saisit
immédiatement ce qu’on entend par là. Mais en quoi la
référence à des " situations inhumaines "
éclaire-t-elle le débat ? Quel étalon permet de
mesurer ce qui est inhumain ? Le rôle d’un Comité
Consultatif National d’Ethique est tout de même bien de fonder
les choses en raison, et non en passion…
L’arrêt de toute assistance respiratoire ou cardiaque signifie
seulement que l’on reconnaît la vanité de cette assistance,
et par là même l’imminence de la mort. De ce fait,
l’abstention de gestes inutiles peut être le signe d’un
réel respect de l’individu.
On ne cachera pas que, dans ces divers cas, la décision médicale
de ne pas entreprendre une réanimation, de ne pas la prolonger ou
de mettre en oeuvre une sédation profonde -que certains qualifient
parfois d’euthanasie passive- peut avancer le moment de la mort. Il
ne s’agit pas d’un arrêt délibéré de
la vie mais d’admettre que la mort qui survient est la conséquence
de la maladie ou de certaines décisions thérapeutiques
qu’elle a pu imposer. En fait, ces situations de limitations des soins
s’inscrivent dans le cadre du refus de l’acharnement
thérapeutique et ne sauraient être condamnées au plan
de l’éthique. Sans soutenir la participation à un suicide
assisté ou à une euthanasie active, l’acceptation de la
demande de restriction ou de retrait des soins actifs de la part d’un
patient adulte, pleinement conscient et justement informé semble valide
selon le principe éthique d’autonomie. Chez un patient privé
de capacité décisionnelle, la communication entre les soignants
et un représentant décisionnel et/ou des membres de la famille
du patient est essentielle à l’aide à la prise de
décision, en considérant notamment les valeurs et buts propres
du patient, et la balance entre les bénéfices escomptés
d’un traitement et ses contraintes ou ses servitudes. A l’égard
d’un patient hospitalisé, ce devoir de communication devrait
s’étendre à l’institution médicale
encouragée à rédiger, dans une approche multidisciplinaire,
des protocoles de prise en charge tentant de définir notamment les
circonstances et les situations pouvant poser problème, et à
consigner par écrit les éléments objectifs ayant guidé
les choix effectués.
Il est vrai que la mise en oeuvre de ces principes reste difficile dans la
pratique quotidienne. Elle se heurte notamment à la difficulté
de reconnaître de façon précise les stades ultimes de
la vie. On ne peut nier qu’il soit pénible aux soignants de renoncer
aux traitements à visée curative pour passer aux soins palliatifs.
Ainsi donc le Comité Consultatif National d’Ethique en est encore
là : selon lui il existe une phase curative, à laquelle
succède la phase palliative. Il y a débat sur ce point, et
je suis personnellement de ceux qui estiment qu’il y a tout de même
bien une spécificité de la fin de vie qui me fait conserver
l’idée, disons de " soins palliatifs terminaux ". Mais
dans un avis rendu devant tout le peuple des soignants, il faudrait au moins
une allusion à une autre position tout à fait recevable, et
qui oriente davantage vers la notion de " soins continus ", surtout
que cette position est majoritaire… Il est à craindre que le
Comité Consultatif National d’Ethique, tout simplement, ne connaisse
pas le sujet.
Il faut aussi intégrer les difficiles questions d’organisation
(comme la nécessaire coordination note16
entre médecine de ville et hôpital) relatives au suivi des malades
qui peuvent se retrouver soumis soudain à une réanimation contraire
à leur volonté, parfois simplement parce qu’a manqué
la communication entre malade et soignant. Mais ces difficultés
réelles ne sauraient entraver la nécessité de la progression
vers ce qui doit rester l’objectif éthique décisif : tout
faire pour ne pas entrer dans le cercle vicieux d’un acharnement qui
ferait prévaloir le fonctionnement du système de soins sur
le respect de la personne.
En conclusion : le CCNE manifeste son total accord sur les évolutions
qui viennent d’être mentionnées. Celles-ci vont en effet
toutes dans le sens d’une intégration des derniers moments de
l’existence au sein de la vie elle-même, du respect des patients
jusqu’à leurs ultimes instants et de la vocation des personnels
soignants. Leur mise en oeuvre résolue devrait permettre, autant que
faire se peut, à chaque individu de se réapproprier sa
mort, réconforté par les siens et par ceux qui
l’entourent. Aussi le CCNE encourage-t-il les différents acteurs
à l’oeuvre dans les domaines évoqués à
poursuivre et à développer leurs efforts et invite-t-il les
responsables politiques à en garantir le soutien financier indispensable.
Bien qu’elle puisse être de nature à réduire
considérablement le nombre des demandes d’euthanasie, il n’est
toutefois pas certain qu’une mise en oeuvre globale de cette manière
de prendre en charge la fin de la vie incluant entre autres le
développement des soins palliatifs et l’accompagnement aux mourants
résolve totalement la question de l’euthanasie et évite
qu’elle ne soit plus jamais posée. Celle-ci pourra apparaître
cependant plus comme l’inutile recours que comme le secours impossible
ou interdit.
A moins qu’entre ces deux éventualités ne se dessine la
possibilité d’une ultime requête dans certains cas
extrêmes et situations limites qui continueront à faire
problème. Il convient donc de les aborder franchement.
Précisément, toute la question est là. Et il faut y
réfléchir de manière approfondie.
Ce dont on veut nous parler, nous le savons enfin : ce sont certains
" cas extrêmes " ou " situations limites ". Et
il s’agit de traiter de ces situations limites.
En disant cela, le Comité Consultatif National d’Ethique montre
qu’il ignore une évidence : l’idée de traiter
des situations limites n’a tout simplement aucun sens. Et elle
n’a aucun sens pour deux raisons.
La première tient à la nature même de ce qu’est
une définition. Depuis Platon, on sait que je ne peux penser qu’avec
des mots, et que je ne peux mettre des mots que sur des groupes d’objets.
Un objet qui n’existe qu’en un seul exemplaire est un truc ou un
machin. C’est parce qu’il existe une multitude de fourchettes que
j’ai créé un nom pour les désigner (naturellement
pour désigner les humains, auxquels je reconnais l’unicité
comme caractère suréminent, j’ai inventé les noms
propres, mais c’est là une autre affaire). Il en résulte
que pour penser de manière efficace il faut que les catégories
que je pense recouvrent un nombre suffisant d’objets (je ne peux raisonner
sur les fourchettes que parce qu’il y a une infinité de
fourchettes ; je ne raisonnerais pas de la même façon
s’il n’y en avait que quatre au monde). Or, précisément,
les situations exceptionnelles ne sont guère fréquentes. Il
s’ensuit qu’elles forment une catégorie conceptuelle instable,
sur laquelle il n’est guère possible de raisonner.
La seconde tient à l’origine même de l’exception.
C’est ne rien comprendre à la pensée que se figurer
qu’on peut régler le problème des exceptions. Autant essayer
de supprimer le bout de la ficelle. L’exception en fait est toujours
exception à quelque chose ; c’est la loi qui crée
l’exception, et plus il y a de lois plus il y a d’exceptions. Ceci
tient au simple fait que la loi délimite son propre champ de
validité, et que ce champ a des bornes auxquelles la loi cesse
d’être valide, engendrant par là des exceptions,
c’est-à-dire des injustices. Certes on peut songer à
créer une loi pour ces exceptions, mais on voit tout de suite que
cette seconde loi aura elle-même son propre champ de validité,
avec ses propres bornes et ses propres exceptions ; à moins que
son champ ne recouvre celui de la loi précédente, engendrant
alors des contradictions.
Il suit de ces deux remarques que les exceptions ne peuvent être
traitées. Le seul moyen de les traiter est d’en augmenter le
nombre, ce qui se fait par deux subterfuges :
-
Les regroupements : c’est la raison pour laquelle on tend à
amalgamer des situations aussi dissemblables que l’euthanasie, le sommeil
induit et l’abandon thérapeutique, ôtant par là
à l’euthanasie toute spécificité.
- Les exagérations : c’est pourquoi on assiste à ce
débat loufoque sur le nombre des euthanasies pratiquées en
France (comment peut-on perdre son temps à essayer de quantifier un
phénomène clandestin ?), les partisans de l’euthanasie
nous disant à la fois qu’on peut dépénaliser parce
que ce sera de toute manière un phénomène marginal et
qu’il faut dépénaliser parce que c’est un
phénomène fréquent.
Mais alors, que faire des exceptions ?
Il est temps de rappeler que notre civilisation ferait un incontestable
progrès si elle acceptait enfin l’idée qu’il y a
des problèmes qui n’ont pas de solution.
Des situations aux limites : l’euthanasie en débat :
Le cadre du débat :
Certaines situations peuvent être considérées comme
extrêmes ou exceptionnelles, là où elles se présentent
d’abord comme hors normes. La norme en effet tient ici dans la
nécessité pour le soignant de soigner -quoi qu’il en soit-
et, pour le patient, de vouloir (sur)vivre.
Ce que le Comité Consultatif National d’Ethique présente
comme naturel ne l’est absolument pas : on nous parle de la
nécessité pour le soignant de soigner. Mais il y a là
une approximation fâcheuse, qui porte sur la notion même de soin.
Il suffira de renvoyer ici à la distinction classique entre
caring et curing ; la problématique de
l’euthanasie est surtout celle du curing. Plus loin le Comité
Consultatif National d’Ethique écrit : " la
nécessité pour le patient de vouloir(sur)vivre ". Il se
peut que ceci ne soit pas conforme à sa pensée, et que la phrase
soit simplement boiteuse (ce ne serait pas la première de ce genre
dans le texte). Toujours est-il que l’on nous présente cette
norme comme naturelle et ne faisant pas problème. Or l’une des
supercheries de notre débat est là : dans la pratique
la volonté de vivre a quelque chose de radicalement relatif, comme
on le voit couramment en gériatrie pour peu qu’on fasse preuve
d’un minimum de lucidité. En tout cas ce qui est écrit
dans le texte c’est qu’il existe une symétrie
d’obligations : le médecin est tenu de soigner, le malade
est tenu de vivre. Ce qui simplifie beaucoup le travail du premier.
Mais il se peut aussi que cette volonté non seulement fasse défaut,
mais se présente, à l’inverse, comme volonté d’en
finir et de mourir.
C’est alors que se pose la question de l’euthanasie proprement
dite.
Et le défaut de pensée saute immédiatement aux yeux :
car si la question de l’euthanasie se pose dès que la volonté
de vivre a disparu, alors nous ne sommes plus dans la problématique
des cas extrêmes mais dans celle de l’ADMD. Et on ne parle pas
du cas des sujets déprimés.
Celle-ci consiste en l’acte d’un tiers qui met
délibérément fin à la vie d’une personne
dans l’intention de mettre un terme à une situation jugée
insupportable.
On va retrouver cette question en plusieurs endroits : on nous parle
de situations jugées insupportables ; mais nulle part on ne nous
dira qui juge, et au nom de quoi.
Le CCNE unanime condamne un tel acte, envisagé et effectué
hors de toute forme de demande ou de consentement de la personne elle-même
ou de ses représentants.
L’ironie est facile. Mais on ne peut s’empêcher de saluer
le courage du Comité Consultatif National d’Ethique qui, unanime,
affirme une position que personne ne songe à mettre en cause.
Mais à supposer qu’une demande de suicide assisté
Que vient faire ici la notion de suicide assisté ? Serait-ce
que le Comité Consultatif National d’Ethique pose
l’identité entre suicide assisté et euthanasie ?
soit sincère, déterminée et répétée,
Cette triade rappelle celle de l’ADMD : " lucide, licite et
réitérée ". On posera ici encore la question :
quelle autorité dit que la demande est " sincère et
déterminée " ? Ce dont il est question dans
l’euthanasie, c’est de la libre décision de la personne.
Le travail du Comité Consultatif National d’Ethique aurait
été de résoudre cette contradiction fondamentale :
la décision du patient peut-elle être à la fois libre
et soumise au contreseing du soignant ? Et cette question ne concerne
pas que l’euthanasie mais au fond toute pratique de soin ; le
métier du soignant, surtout en gériatrie, est à la fois
de se faire l’exécutant du désir du patient et de vouloir
à sa place : s’il n’y avait pas ce désir du
soignant le sujet âgé se claquemurerait dans sa chambre, cesserait
de manger et on ne parlerait même pas de le laver.
et ne cache pas un appel à l’aide, la question éthique
se pose du fait de la difficulté de faire droit à deux exigences
légitimes mais contradictoires :
Entendre la volonté de chaque personne, ses choix concernant sa
liberté, son indépendance et son autonomie.
Assumer et assurer pour le corps social, dont la médecine est, à
sa manière, le représentant auprès de tout malade,
Le mot est lâché : la médecine est le
représentant du corps social auprès du malade. Voici qui
appellerait nuance.
la défense et la promotion de valeurs, en dehors desquelles il n’y
aurait ni groupe, ni société. Cette exigence se trouve tout
particulièrement redoublée en ce qui concerne le corps
médical, dont la vocation est de soigner la personne, d’aider
à la vie et de ne jamais blesser la confiance que le patient peut
mettre en lui. Ce que souligne avec force la dernière phrase de
l’article 38 du Code de déontologie : le médecin n’a
pas le droit de provoquer délibérément la mort.
Le CCNE s’est d’ailleurs déjà trouvé
confronté à ce dilemme dans son rapport sur le consentement
éclairé [9]. Il n’a pas cru pouvoir y répondre
de façon simple, mais s’est efforcé de trouver les voies
moyennes de compromis, plus ou moins satisfaisants au regard de la pure
rationalité.
Cette difficulté fondamentale se trouve accentuée par les
évolutions de la science et de la technique elles-mêmes. Il
n’est en effet pas douteux que celles-ci, au service de la médecine
et du malade, se révèlent de puissants et précieux
auxiliaires dont la légitimité ne saurait être
contestée. Et pourtant, dans un nombre de cas non négligeable,
les avancées scientifiques et techniques posent des problèmes
humains et éthiques inédits, bien difficiles à
résoudre. Dans ce registre, se pose de façon particulièrement
délicate le problème du patient privé de la capacité
à exprimer sa volonté, qu’il s’agisse de
nouveau-nés, de grands vieillards ou d’individus plus jeunes,
victimes d’accidents graves ou de maladies les privant de moyens de
communiquer.
Tels sont quelques-uns des problèmes dramatiques nouveaux, rançon
de l’efficacité technique, auxquels la société
est confrontée.
Les positions en présence :
Face à ces dilemmes,
Rappelons qu’un dilemme est une situation où le choix est à
faire entre deux positions. Cette formulation n’a rien
d’innocent : car toute la question est de savoir combien en fait
il y a de positions possibles.
deux types de positions sont couramment exprimés :
La première s’appuie sur la conception qu’ont bien des personnes
du respect de toute vie humaine. La vie est une réalité
transcendante et ne peut être laissée à la libre disposition
de l’homme.
Cette description est réductrice, et sans doute
délibérément. La raison pour laquelle les militants
des soins palliatifs refusent l’euthanasie n’est pas celle-là,
même s’il est vrai que beaucoup d’entre eux sont
d’obédience chrétienne ; ils considèrent
plutôt qu’il y a toujours mieux à faire.
Les tenants de cette position dénoncent les dérives
auxquelles ne manquerait pas d’ouvrir la reconnaissance d’un droit
à l’euthanasie. Ils considèrent qu’autoriser
l’euthanasie provoquerait une brèche morale et sociale
considérable dont les conséquences sont difficiles à
mesurer. Par ailleurs, les arguments suivants sont avancés
:
Le principe du respect à tout prix de la vie ne pouvant être
méconnu par celui ou par ceux qui interrompraient une vie,
l’expression ambiguë d’aide au suicide cache le fait que
c’est bien un tiers qui dispose d’une vie qui n’est pas la
sienne.
Cette présentation est fausse, car elle mélange des problèmes
distincts :
La vie n’a pas à être " respectée à
tout prix " : la preuve en est que la " théorie du
double effet " est acceptée, et qu’on sait les nuances
introduites par Pie XII à ce sujet.
La notion d’aide au suicide n’équivaut pas à celle
d’euthanasie.
L’ambiguïté n’est pas l’ambivalence :
l’ambiguïté est une formulation volontairement floue ;
l’ambivalence est la coexistence de désirs contradictoires
parfaitement identifiés.
Reste qu’au moment où je dispose de la vie de l’autre, ce
n’est pas la mienne. A ce sujet il faut noter qu’un drôle
de jeu se joue dans l’euthanasie : on met en scène
l’idée que l’euthanasie est un geste compliqué. Les
films hollandais en particulier montrent des procédures extrêmement
complexes, avec recours à des drogues d’accès limité
comme les curares, alors qu’il y a infiniment plus simple, et que
l’aspirine à dose convenable rend les mêmes services.
L’art de mourir n’est pas si difficile à apprendre, et on
est en droit de demander à qui veut le pratiquer de se renseigner
au moins autant qu’il le fait pour acheter sa voiture. Pourquoi faut-il
donc que l’euthanasie soit un geste compliqué ? Il est difficile
de répondre à cette question. Tout ce qu’on peut affirmer
c’est que le résultat de cette complication est que le recours
à un autre est ainsi rendu indispensable. L’euthanasie est
maquillée en geste technique exigeant une compétence et imposant
la présence du médecin. Il faudra réfléchir à
cette curieuse inversion des données : ainsi donc, je suis le seul
maître de ma vie, et je suis le seul maître de ma dignité
; mais pour ma mort j’aurais besoin de l’autre. Ma vie
m’appartient, mais pas ma mort. Etrange.
La dignité d’une personne peut certes être
appréciée diversement selon qu’on la considère
de l’extérieur ou telle que la ressent l’intéressé,
mais la dignité reste un caractère intrinsèque de toute
personne.
Il y a là une position philosophique majeure, comme on le verra plus
loin.
La personne bien portante, demandant à ce qu’il soit mis fin
à ses jours dans certaines circonstances, ne sait pas quelle sera
sa réaction face à la maladie grave et à l’approche
de la mort, ni son degré de constance. Le souhait d’en finir
varie bien souvent en fonction de tel ou tel soulagement, information ou
événement extérieur.
Les malades en fin de vie qui sont très sensibles à
l’ambiance d’angoisse dégagée par les proches peuvent
souhaiter épargner leur entourage par une demande qui ne correspond
pas forcément à leur désir profond.
On s’écarte là radicalement de la question tournant autour
du respect de la vie pour entrer dans la pratique de bon sens.
Les personnes privées de capacités relationnelles apparentes
risquent d’être victimes du désir de mort de l’entourage
familial ou soignant.
le devoir déontologique du médecin est de soigner. Lorsqu’il
n’a plus d’espoir de guérir, il lui reste toujours celui
de soulager les souffrances, sans que la persévérance
thérapeutique aille jusqu’à l’acharnement ou
l’obstination thérapeutique déraisonnable -le soulagement
des souffrances pouvant prendre, en conformité avec la déontologie,
la forme de pratiques de sédation.
La justification légale de l’euthanasie, fût-ce dans des
cas très limités, serait de nature à mettre un cran
d’arrêt
Il faut lire plutôt : " donner un coup
d’arrêt ". Un tel galimatias fait se demander si le texte
a été relu.
aux soins palliatifs ou du moins à en retarder l’évolution
ou à faire intervenir de façon excessive des paramètres
économiques ou de gestion hospitalière.
Tous ces paragraphes rapportent des réalités qu’il ne
faut pas méconnaître. Mais il demeure très dangereux
de mélanger les niveaux de pensée. C’est d’ailleurs
la faiblesse dramatique de la ligne de défense qu’on a vu mettre
en œuvre dans la rencontre du 6 avril : montrer les difficultés
d’application d’un texte, c’est déjà dire que
s’il n’y avait pas ces difficultés on pourrait l’accepter.
En fait il s’agit bien plutôt de montrer ses incohérences
logiques.
Les implications juridiques de cette position sont claires : il convient
de s’en tenir à la législation actuelle où
l’euthanasie est qualifiée soit d’homicide volontaire, soit
d’assassinat, soit encore de non assistance à personne en danger.
On a déjà vu ce qu’il fallait en penser :
précisément ce ne sont pas des implications juridiques
claires.
Cette position ne se veut toutefois ni intransigeante (intransigeance qui,
par ailleurs, entretiendrait clandestinité et hypocrisie), ni fermée
à toute détresse. Aussi n’exclut-elle pas que les juridictions
fassent preuve -lorsqu’elles sont saisies- d’indulgence.
C’est tout à fait évident. Par exemple nul ne songe à
condamner l’infirmière de Mantes-la-Jolie. Dans cette affaire
la seule question qu’on veut voir poser est celle de la qualité
des soins dans son service : oui ou non les malades étaient-ils
pris en charge ? Si oui l’infirmière a besoin d’une
aide psychologique ; si non on veut le procès du chef de service.
Ou encore la question de l’euthanasie se pose toutes choses égales
par ailleurs, et on ne raisonnerait pas de la même façon dans
un hôpital de brousse dépourvu de morphine : on se demanderait
alors : est-il digne de l’humain de ne pas avoir de morphine ?
Dans un tout autre sens, certains pensent que mourir dans la dignité
implique un droit qui doit être reconnu à qui en fait la
demande.
Ce n’est pas dans un tout autre sens, car le problème éthique
ne se pose pas ainsi. On voit ainsi ce que peut être la visée
éthique : la question que se pose l’éthique est
celle-ci : à quelles conditions puis-je me considérer
comme un humain au moment où je me prépare à entrer
en relation avec l’autre ?
La principale erreur est de croire que l’éthique interroge ma
relation à l’autre, alors qu’elle interroge ma relation
à moi.
Il arrive souvent au cours des discussions sur l’euthanasie que l’un
des intervenants rapporte le cas de tel ou tel patient qui a posé
une demande d’euthanasie en pleine lucidité, en pleine
sérénité. Dans ces conditions le groupe répond
habituellement de deux manières : soit en estimant qu’il
ne s’agissait pas réellement d’une demande d’euthanasie,
soit en faisant observer que le malade était certainement bien plus
en souffrance qu’il n’y paraissait.
On a évidemment raison de parler ainsi, et devant une demande
d’euthanasie le devoir du soignant est de s’acharner à
rechercher les signes de souffrance méconnus, et à décrypter
la demande réelle du malade. Mais il faut remarquer que les réponses
qui sont ainsi faites sont les réponses qui nous arrangent,
celles qui permettent de maintenir à peu de frais le tabou de
l’euthanasie.
Le véritable courage est de reconnaître qu’il existe,
même si c’est très rare, des demandes d’euthanasie
légitimes, justifiées, recevables. Dire autre chose,
c’est s’interdire d’entendre le malade, c’est
s’ériger en juge de ce qu’il pense réellement, ou
de ce qu’il a le droit de vouloir.
Il y a donc des demandes d’euthanasie recevables. Du point de vue de
la morale, la chose ne fait aucune difficulté, et rien ne s’oppose
à ce qu’on accède au désir de quelqu’un s’il
veut voir ses jours abrégés. Le seul problème est
d’ordre éthique : l’homme est un animal qui ne tue
pas son semblable. L’euthanasie est interdite, non pas parce que sa
demande est illégitime, mais parce que sa réalisation l’est.
Quiconque admet en éthique l’euthanasie admet du même coup
que l’homme peut désespérer de son semblable au point
de lui prendre sa vie, ce qui légitime la peine de mort.
Il y a ainsi une situation paradoxale (dans un sens proche de celui que
Watzlawick donne à ce mot) : le droit visé ci-dessus ne
peut être nié ; la question éthique porte sur le
droit de faire. Comme souvent en éthique il y a un conflit de droits,
ou de devoirs ; mais le refus de pratiquer l’euthanasie ne
méconnaît pas le droit de la demander.
Pour les tenants de cette position, la mort étant inéluctable,
la plupart des humains veulent, dans nos sociétés occidentales,
être rassurés sur les conditions de leur fin de vie. Ils refusent
dans une très grande majorité la déchéance physique
et intellectuelle.
L’existence humaine ne doit pas être comprise de façon
purement biologique ou en termes uniquement quantitatifs. La vie est
essentiellement un vécu et ressortit à un ordre symbolique.
De ce fait, la demande d’assistance à une délivrance douce
est pleinement un acte culturel.
L’approximation qui précède (" Dans un tout autre
sens ") montre ici sa fausseté : les tenants du refus de
l’euthanasie sont pleinement d’accord avec cette position.
Par ailleurs on avance que :
L’individu est seul juge de la qualité de sa vie et de sa
dignité. Personne ne peut juger à sa place. C’est le regard
qu’il porte sur lui-même qui compte et non celui que pourraient
porter les autres. La dignité est une convenance envers soi
que nul ne peut interpréter. Elle relève de la liberté
de chacun.
C’est bien là qu’est l’erreur, et il faut enfin aborder
la question de ce qu’on entend par dignité.
La manière dont je me coiffe n’a pour moi aucun
intérêt : je ne vois pas mes propres cheveux. Si je me
coiffe, c’est en raison de l’autre : ce qui
m’intéresse c’est le regard de l’autre et ce que je
vais lire dedans. Les soins de l’apparence extérieure en
général n’ont de raison d’être que dans la
mesure où l’autre les voit. Autrement dit, je ne me coiffe que
pour plaire. Il en est qui prétendent se coiffer ou
s’habiller simplement parce que cela leur plaît, et qu’ils
n’ont que faire du regard de l’autre. Mais c’est évidemment
faux, le look qu’ils se sont choisi est de toute manière
fait pour être vu, même si ce qui doit être vu
n’est que le désir de braver le regard de l’autre.
C’est seulement de cette manière qu’on peut aborder la question
de la dignité. La dignité n’est pas une valeur en soi,
c’est au contraire toujours une fonction du regard de l’autre.
On n’est pas digne : on est digne de quelque chose,
ou on est digne dans son comportement devant les autres. Cela signifie
que c’est toujours l’autre qui est juge de ma propre
dignité. L’être se donne au monde par cette partie de lui
qui échappe, précisément, à sa propre connaissance,
ce qui fait qu’il ne peut savoir et encore moins juger de ce qu’il
est pour l’autre.
Ainsi le mot de dignité n’a aucun sens en dehors d’une relation.
Qu’en serait-il, au demeurant, de la dignité d’un homme
seul, d’un homme que personne ne verrait ? Peut-on penser la
dignité en dehors d’un regard ? Qui est seul n’a par
définition de comptes à rendre à personne, et s’il
se prend à se poser la question de sa dignité c’est toujours
sous la forme : " Et si quelqu’un me voyait ? ".
Cela ne veut pas dire que je ne peux absolument pas en juger pour
moi-même : les humains s’accordent sur une conception de
la dignité, et je sais à quelles conditions l’autre est
digne ou ne l’est pas. Mais quand j’extrapole de la dignité
que j’accorde à l’autre à celle que je m’accorde
à moi-même, je prends un risque : il demeure qu’en
son fond la question de ma dignité est du ressort de celui
qui me regarde. J’ai donc le droit de mourir dans la dignité,
mais je ne suis pas libre de dire ce qu’est ma dignité. Il est
surprenant de constater que la revendication de l’euthanasie naît
dans des milieux socialisants, qui affirment haut et fort leur attachement
à la solidarité. Or on vient de démontrer que cette
conception aberrante de la dignité repose sur un déni du lien
social, seul habilité à dire ce qui est digne.
Cette incompréhension de la question de la dignité éclate
au grand jour dans le refus de la solution du sommeil induit : si
l’altération physique ou mentale est telle que le sujet
l’estime incompatible avec sa dignité, on peut le faire dormir.
Pourtant cette solution est refusée par les tenants de l’euthanasie,
au motif que la dignité de la personne n’y trouve pas son compte.
Mais que veut dire cela ? Le problème du patient est
réglé, puisqu’il ne se rend plus compte de rien ;
il peut bien se dégrader, se couvrir de plaies malodorantes, devenir
incontinent, il n’en sait rien. Ce qui gêne, précisément,
c’est qu’il reste le regard de l’autre ; C’est
celui qui assiste à cette fin éprouvante qui juge que ce
n’est pas digne. Mais en disant cela on avoue, précisément,
que c’est le regard de l’autre qui est la pierre de touche de la
dignité. Il s’ensuit que l’homme n’est pas juge de
sa propre dignité.
La tentative de suicide n’est plus poursuivie en France depuis 1792.
Et pourtant, si le suicide n’est pas condamnable, l’assistance
à la mort consentie relève du Code pénal. Ce paradoxe
devrait être surmonté par la dépénalisation de
l’euthanasie.
On croit rêver : certes, la tentative de suicide n’est plus
poursuivie. On l’a simplement mise (à tort) dans le champ de
la maladie ! Elle n’est plus punie, elle est soignée.
S’il est vrai que nul n’a le droit d’interrompre la vie de
quelqu’un qui n’en a pas fait la demande, personne ne peut obliger
quelqu’un à vivre. D’où la revendication d’un
droit à l’euthanasie, qui ne serait nullement selon ces partisans
en opposition avec le développement des soins palliatifs.
Le Comité Consultatif National d’Ethique ne dit pas que c’est
là sa propre position. Mais on aurait aimé qu’il se livre
à une critique des arguments qu’il énumère (dans
un cas comme dans l’autre). Ici le sophisme est évident :
il y a tout de même une nuance entre ne pas obliger quelqu’un
à vivre et le faire mourir. Mais on a vu plus haut que le Comité
Consultatif National d’Ethique ne connaît pas la différence
entre " euthanasie passive " et euthanasie.
Ce droit n’impose aucune obligation à quiconque. Personne n’est
contraint à exécuter une demande et la clause de conscience
est ici impérative.
Ceux qui ont vu l’émission " La marche du siècle "
consacrée voici quelques années à l’euthanasie
n’ont pas oublié comment le sénateur Caillavet entend
faire respecter cette clause de conscience.
Le droit de mourir dans la dignité n’est pas un droit ordinaire.
Il ne s’agit pas d’un droit accordé à un tiers de
tuer. Mais il se présente comme la faculté pour une personne
consciente et libre d’être comprise puis aidée dans
une demande exceptionnelle qui est celle de mettre fin à sa
vie.
Retenons bien ceci : il s’agit de " la faculté pour
une personne consciente… " Cela ne vise donc pas les situations
décrites par le Comité Consultatif National d’Ethique :
" Dans ce registre, se pose de façon particulièrement
délicate le problème du patient privé de la capacité
à exprimer sa volonté, qu’il s’agisse de
nouveau-nés, de grands vieillards ou d’individus plus jeunes,
victimes d’accidents graves ou de maladies les privant de moyens de
communiquer " (cf. supra).
L’impératif éthique, dans le débat sur
l’euthanasie, consisterait à ne jamais oublier qu’une demande
d’assistance à une mort consentie, ou une demande d’euthanasie
active, reste l’ultime espace de liberté auquel a droit
l’homme. Aucune confiscation de ce droit, toujours révocable,
ne serait justifiable sous peine de persister dans une obstination
thérapeutique déraisonnable, dont on a vu qu’elle est
unanimement condamnée.
Ce point également est accepté par les opposants à
l’euthanasie.
En termes juridiques, une dépénalisation de
l’assistance à mourir devrait protéger suffisamment la
liberté de chacun et éviter l’actuelle clandestinité
et son cortège de déviances.
Pourtant, l’euthanasie active resterait une infraction.
Mais dans certaines circonstances, il serait admis des dérogations
et des exonérations quant à la culpabilité de celui
qui aide à mourir. Ainsi :
Lorsque les souffrances existentielles, psychologiques et sentimentales
On reste sans voix : les mots écrits sont : " existentiel,
psychologique, sentimental ". Rien n’est dit sur les inconforts
physiques : curieux oubli… Tel qu’il est écrit ce passage
s’applique exactement au cas de la dépression.
d’une personne sont insupportables et non maîtrisables et que
cette personne demande qu’il y soit mis fin, le geste d’interruption
de sa vie par un tiers ne devrait pas être incriminable.
" Incriminable " et " punissable " ne sont pas des termes
équivalents. Ceci est extrêmement important. Dire qu’un
fait n’est pas incriminable, c’est dire qu’il n’y a pas
matière à jugement : ainsi il n’y a ni crime ni
délit lorsque les faits ont été accomplis en état
de démence. Dire qu’un fait n’est pas punissable, c’est
dire qu’il n’y a pas matière à sanction. La
différence est que dans ce dernier cas il y a tout de même un
jugement pour savoir si le fait est punissable.
Le caractère intolérable des souffrances subies comme
l’absence raisonnable d’autres solutions pour les apaiser devrait
être corroboré par le médecin traitant et par un autre
soignant ou traitant
On retrouve là l’incohérence logique : comment peut-on
à la fois dire que le sujet est seul juge de sa dignité et
demander validation par un autre ?
la demande d’interruption de vie n’est pas un acte médical
mais culturel relevant de la liberté individuelle. Elle doit être
lucide, réitérée et libre.
Ce trinôme pointe encore l’influence sous laquelle le texte est
écrit : les mots de l’ADMD sont : " licite, lucide
et réitérée ".
Elle se manifeste soit par un témoignage écrit pouvant être
confié à un mandataire, susceptible de se substituer à
la personne devenue inconsciente ou dans l’impossibilité de
s’exprimer, soit par tous moyens explicites.
Il y a inconséquence à présenter ce point comme allant
de soi : tout étudiant en première année de philosophie
sait que la définition de ce qui est " explicite " n’est
pas une mince affaire.
Le tiers intervenant ne doit avoir aucun intérêt personnel ou
égoïste à satisfaire cette demande.
Ce qui exclut du monde : on lit bien ici par exemple que la demande
ne peut être présentée par la famille. Le mot
d’ " égoïste " est ici
révélateur : on est dans les bons sentiments. A moins
que par " tiers intervenant " on n’entende celui qui pratique
l’acte. Mais alors on ne fait que rappeler un principe de base de
l’exercice médical.
La demande d’assistance à une mort consentie doit être
formulée librement, consciemment, clairement et de manière
réitérée. Elle est toujours révocable, afin de
protéger la liberté individuelle et l’autonomie de la
personne.
On exclut donc les cas dont le Comité Consultatif National d’Ethique
entendait nous parler. Pourtant dans son introduction à cet exposé
le Comité Consultatif National d’Ethique écrivait :
" Face à ces dilemmes… ", visant par là
les cas exceptionnels qui sont tous caractérisés par
l’impossibilité de communiquer. En d’autres termes le
Comité Consultatif National d’Ethique expose la position de
l’ADMD comme réponse à des situations dont il nie
qu’elles puissent en relever. C’est là toute
l’escroquerie, et cette escroquerie est précisément celle
de l’ADMD : on met en avant des situations-limites pour revendiquer
un droit plus large, occultant l’incompatibilité logique entre
ces deux situations.
Les deux positions en débat sont porteuses de valeurs fortes et
méritent attention et respect. Le Comité dans son ensemble
le reconnaît et le souligne. Elles apparaissent toutefois inconciliables
et leur opposition semble bien mener à une impasse. Faut-il s’y
résigner et renoncer à avancer ?
Autre exemple d’escroquerie : d’abord ces deux positions ne
sont pas inconciliables, on l’a vu chemin faisant. Ensuite le Comité
Consultatif National d’Ethique emploie ci-dessus les mots péjoratifs
de " résignation " et de " renoncer à
avancer ". Encore faudrait-il que tout mouvement soit avancée.
Face au dilemme, le Comité propose d’aborder le problème
différemment.
Engagement solidaire et exception d’euthanasie :
Le Comité renonce à considérer comme un droit dont on
pourrait se prévaloir la possibilité d’exiger d’un
tiers qu’il mette fin à une vie. La valeur de l’interdit
du meurtre demeure fondatrice, de même que l’appel à tout
mettre en oeuvre pour améliorer la qualité de la vie des individus.
Par ailleurs, la perspective qui ne verrait dans la société
qu’une addition de contrats individuels se révèle trop
courte, notamment en matière de soins, là où le soignant
ne serait plus considéré que comme un prestataire de services.
Mais, ce qui ne saurait être accepté au plan des principes et
de la raison discursive, la solidarité humaine et la compassion
peuvent le faire leur.
Certainement, mais aux risques et périls de celui qui le fait. Il
y a des situations cornéliennes, et il me paraît important que
la sollicitude se manifeste par une prise de risques personnelle. Ainsi dans
mon propre cas, j’ai été un jour amené à
prendre une décision d’abandon thérapeutique ; la
famille me l’a reproché et m’a traduit devant le Conseil
de l’Ordre, qui a approuvé mon attitude ; bien que cette
affaire ait empoisonné un an de ma vie, il me semble tout bien
considéré qu’il était licite de me demander compte
de ma décision.
Face à certaines détresses , lorsque tout espoir
thérapeutique est vain et que la souffrance se révèle
insupportable, on peut se trouver conduit à prendre en considération
le fait que l’être humain surpasse la règle et que la simple
sollicitude se révèle parfois comme le dernier moyen de faire
face ensemble à l’inéluctable. Cette
position peut être alors qualifiée d’ engagement
solidaire .
En effet, la solidarité peut être mobilisée dans les
cas -sans doute rares- où la mise en oeuvre résolue des trois
démarches évoquées ci-dessus (soins palliatifs,
accompagnement, refus de l’acharnement thérapeutique) se
révèle impuissante à offrir une fin de vie supportable.
Le mot n’est pas anodin, et montre que la réflexion n’avance
pas : supportable par qui ? Et ceci n’est pas une petite question,
comme en témoigne ce qui suit.
Peuvent être évoqués, à titre d’exemples,
les cas exceptionnels où la douleur n’est pas maîtrisée
en dépit des moyens disponibles ;
Il suffit de procéder à un sommeil induit. Certes il y aura
des cas où ce sommeil devra être prolongé. Mais pourquoi
pas ?
la personne totalement et définitivement dépendante de machines
pour vivre, demande à en finir ;
L’ " euthanasie passive " n’est pas une euthanasie.
la personne irrémédiablement privée de capacités
relationnelles a demandé à ne pas voir sa vie prolongée
;
Même remarque.
le cas des nouveau-nés autonomes et porteurs de séquelles
neurologiques extrêmes incurables dont les parents ont été
informés.
Il suffit de ne pas soigner ; on entend bien l’extrême
cruauté de la situation pour les parents. Mais à quoi sert
de cacher l’incohérence logique de ce qui est dit ? Le
nouveau-né qu’on nous décrit peut toujours être
mis en sommeil induit si l’on juge qu’il souffre à un titre
ou à un autre. Ici la souffrance qu’on soulage est celle des
parents. Or on a dit plus haut que l’euthanasie ne devait pas être
posée pour soulager l’entourage. La question des nouveaux-nés
ne relève probablement pas du champ de l’euthanasie mais d’un
autre champ, plus proche sans doute au plan conceptuel de celui de
l’avortement. C’était le rôle du Comité Consultatif
National d’Ethique de ne pas mélanger les questions.
De telles détresses appellent la compassion et la sollicitude. Certes,
ces termes peuvent être compris de façon paternaliste, comme
sollicitant la pitié ou la commisération. Mais, conjuguées
avec le respect et marquées par la recherche d’une relation
partenariale authentique, compassion et sollicitude incitent à
l’humanité, à la sensibilité et à la
solidarité. Dépassant le seul registre du droit moral et de
la revendication, elles marquent des ouvertures inédites, autorisées
par le partage d’une commune condition.
Texte capital, car il montre l’état d’esprit du Comité
Consultatif National d’Ethique. Le champ lexical utilisé est
celui de l’émotion : compassion, sollicitude, paternaliste,
pitié, commisération, respect, humanité,
sensibilité… C’est très important car cela signifie
que l’avis est rendu au nom de ces valeurs (dont on ne conteste pas
l’importance) et pas au nom de la raison. Or il convient de dire ici
un mot de ce qu’on nomme éthique.
Il y a en gros deux manières de considérer l’éthique.
La première est d’examiner un problème et de tâcher
d’en dégager les fondements rationnels, au moyen d’un
raisonnement philosophique rigoureux. Cette fondation en raison aboutit à
une vision claire des situations, avec l’inconvénient de parvenir
éventuellement à la conclusion que le problème n’a
pas de solution. C’est l’éthique qui pose des questions.
La seconde est de prendre le même problème en se donnant pour
tâche de trouver coûte que coûte une solution, qui ne peut
être alors que la moins mauvaise possible, avec l’inconvénient
d’être souvent très mal assurée en raison. C’est
l’éthique qui donne des réponses.
On a envie de dire d’une part que le plus urgent pour notre civilisation
est sans doute de retrouver un peu de rigueur intellectuelle ; d’autre
part que si l’on veut à tout prix trouver les bonnes réponses
il vaudrait mieux commencer par poser les bonnes questions, de sorte qu’une
analyse éthique complète ne peut faire l’économie
d’une fondation en raison, quitte à redescendre des cimes où
elle se sera hissée pour en tant que de besoin mettre les mains dans
le cambouis.
C’est de ce raisonnement préalable dont le Comité Consultatif
National d’Ethique s’est imprudemment dispensé.
Ces ouvertures exceptionnelles
On retrouve ici le mot important. On verra plus loin ce qu’il en est.
s’articulent autour de la notion de consentir et de
consentement.
Le champ sémantique ouvert par ces termes comporte en effet trois
éléments décisifs qui structurent l’engagement
solidaire -dans lequel, par définition, il y va de plusieurs personnes
prises dans un commun combat- dans un sens spécifique et précis
:
Consentir, c’est évidemment donner ou avoir donné son
consentement.
Précisément, ceci est faux : consentir et avoir consenti
ne disent absolument pas la même chose. Ce qui est dit dans le
présent n’a pas la même signifiance que ce qui s’est
dit dans le passé.
Tel est le cas de personnes pouvant, ou ayant pu, participer à
l’évaluation de leur état et exprimer leur volonté
; ou encore de personnes qui, incapables au moment de leur fin, ont formellement
signifié l’expression de cette volonté antérieurement
et l’ont confiée à un tiers.
Cette description ne recouvre aucune des " situations
exceptionnelles " dont on prétendait nous entretenir.
A cet égard, le CCNE rappelle la position prise dans son Rapport
sur le Consentement éclairé, proposant que toute personne (puisse)
désigner pour elle-même un ‘représentant’ (ou
‘mandataire’ ou ‘répondant’), chargé
d’être l’interlocuteur des médecins aux moments où
elle est hors d’état d’exprimer elle-même ses choix.
Le Comité Consultatif National d’Ethique feint ici de
méconnaître qu’il existe une énorme différence
entre le fait de donner son consentement à un projet de soins aboutissant
à la survie et le fait de donner son consentement à la mort.
Dans le premier cas en effet le sujet établit un programme qu’il
décide, et dans lequel il prévoit éventuellement ce
qu’il conviendrait de faire dans le cas où il serait
momentanément empêché de réitérer son
consentement, étant entendu que, ce moment passé, il pourra
contrôler que ses décisions ont été respectées
(naturellement il peut aussi dire son sentiment au cas où on devrait
envisager l’abandon thérapeutique alors qu’il serait
inconscient). Dans le second cas il n’y a pas de programme, et pas de
contrôle a posteriori possible.
Dans le cas déjà évoqué des nouveau-nés
autonomes et porteurs de séquelles neurologiques extrêmes,
l’accord des parents devrait être requis comme marque de consentement.
On se reportera à ce qui a été dit plus haut :
cette problématique rejoint plus celle de l’avortement que celle
de l’euthanasie.
Hors consentement, aucun acte euthanasique ne saurait être envisagé.
Aussi, en l’absence de tiers (pour des personnes sans domicile fixe
par exemple) cet acte se révèle-t-il tout simplement inacceptable.
On brûle de savoir ce que le Comité Consultatif National
d’Ethique préconise dans le cas où un sans domicile fixe
se trouve dans une de ces " situations extrêmes "
envisagées ici. Il est regrettable de constater, mais on présume
que c’est fortuit, que cette exclusion du champ compassionnel tombe
sur les exclus de la société.
Consentir c’est acquiescer, accepter qu’une chose se fasse, ne
pas s’entêter à l’empêcher quand, de toute
manière, l’issue en paraît inéluctable. Face à
la proximité d’une mort, en fin de vie, au bout du combat, le
moyen le plus digne d’agir ne consiste-t-il pas à ne pas masquer
ou fuir l’issue fatale, mais à lui faire face et donc à
y consentir ?
A qui veut-on faire croire que consentir à la mort qui vient
équivaut à consentir à la mort donnée ?
Consentir, c’est enfin sentir avec, s’engager dans un processus
dont la finalité idéale est de l’ordre du
consensus. Les éventuelles décisions d’actes
euthanasiques ne devraient pas se présenter comme des actes
solitaires et plus ou moins arbitraires mais comme le fruit de
recherches tâtonnantes et communes, produit d’une
réflexion aussi con-sensuelle que possible au sein d’une
équipe et d’un entourage, consentant à mettre en
oeuvre la moins mauvaise solution face à une situation extrême.
Ici, il faut s’arrêter.
Un mot possède ce qu’on appelle un champ
sémantique ;c’est-à-dire qu’il est susceptible
de recouvrir un certain nombre de significations. Par ailleurs il renvoie
à un certain nombre de réalités. Ce qui est soutenu
ici, c’est que puisqu’il y a un champ sémantique
du mot, ce mot ne recouvre qu’une réalité. Ainsi
le mot " consentement " a un champ sémantique qui
décrit donc les aspects d’une réalité.
Cette proposition s’appelle un sophisme, dont le modèle est :
" Tout ce qui est rare est cher, et puisqu’un cheval bon marché
est rare un cheval bon marché est cher ". La réfutation
est simple : rare est employé ici dans deux sens
différents. Dans notre cas on nous impose l’unification forcée
de trois notions qui n’ont en commun que le mot qui les
désigne :
Le fait d’accepter une échéance qu’on n’a
guère les moyens de refuser.
Le fait d’accepter un acte euthanasique.
Le fait pour une équipe de s’accorder sur ce qu’elle va
faire.
On entend bien que le fait que ces trois notions soient désignées
par le même nom ne doit rien au hasard. Reste que c’est forcer
le texte que de prétendre tenir là une réalité
unique.
Dès lors, faire face aux diverses exigences du consentement engage,
en situation, à la solidarité et autorise l’action.
La conséquence tombe immédiatement : une fois la chimère
créée, on peut prétendre qu’elle existe et se
prétendre contraint par elle.
Celle-ci ne signifie pas l’application aveugle d’une règle
impersonnelle et déresponsabilisante, mais la décision
mûrement pesée et réfléchie de prendre le risque
d’agir au moins mal .
Par ailleurs, il n’est jamais sain pour une société de
vivre un décalage trop important entre les règles affirmées
et la réalité vécue. L’engagement solidaire est,
de fait, déjà une réalité, mais, plus ou moins
clandestin, il s’exerce de façon inégalitaire et anarchique.
De ce fait, s’instaure une manière de déni
d’éthique à un double niveau : hypocrisie et
clandestinité d’une part ; issues inégales en fonction
des procédures et des juridictions sollicitées (lorsqu’elles
le sont) de l’autre.
Nous y voici enfin. Le Comité Consultatif National d’Ethique
nous avait juré qu’il n’avait en vue que des situations
extrêmes, exceptionnelles, rarissimes. Voici maintenant qu’il
nous explique qu’il a un autre but : mettre un terme à la
clandestinité. Autrement dit le Comité Consultatif National
d’Ethique développe deux arguments centraux :
Il y a peu de situations d’euthanasie.
Il y a beaucoup de situations d’euthanasie.
Mais par-delà cette absurdité, c’est toute la question
de l’éthique qui est posée. Ce qui est dit c’est
que la loi doit suivre les mœurs. Une loi qui n’est pas respectée
est une mauvaise loi. Ceci ne peut être traité avec la
légèreté d’un petit paragraphe.
D’une part il n’est jamais sain qu’une loi ne soit pas
appliquée. Reste à choisir entre deux attitudes :
Changer la loi.
Appliquer la loi.
D’autre part il faut se demander pourquoi la loi n’est pas
appliquée, et il faut se poser le problème en éthique,
il faut réfléchir : la loi était-elle fondée
en raison ? et si oui :
Que signifie le fait d’y renoncer ?
Pourquoi n’a-t-elle pas été appliquée ?
Peut-on fonder en raison une loi meilleure ?
Si non, que se passe-t-il ?
On fera grâce au Comité Consultatif National d’Ethique
d’autres implications de sa thèse : il y a par exemple une
loi qui interdit l’usage de l’héroïne.
Sur le plan du droit, ces constatations ne devraient pas conduire pour
autant à la dépénalisation et les textes
d’incrimination du Code Pénal ne devraient pas subir de modification.
Les juridictions, chargées de les appliquer, devraient recevoir les
moyens de formuler leurs décisions sans avoir à user de subterfuges
juridiques faute de trouver dans les textes les instruments techniques
nécessaires pour asseoir leurs jugements ou leurs arrêts.
Soit. Plaçons-nous sur le plan du droit. On observera que
l’euthanasie est un homicide volontaire, c’est-à-dire un
crime qui relève de la Cour d’Assises, laquelle n’a besoin
d’aucun subterfuge pour asseoir des décisions qu’elle n’a
pas à motiver. On observera que la dispense de peine existe.
Cette remarque n’est nullement incidente ; quelle est en effet
la question posée ?
On nous parle de situations extrêmes, abominables, telles que celui
qui en est victime demande qu’on le tue, et telles que je me sente contraint
d’intervenir. C’est la compassion qui me pousse à agir ainsi.
Est-on absolument certain qu’on doive se donner le droit de le faire
sans que cette action fasse appel à mon courage ? N’ai-je
pas à assumer les risques de ma décision ? On parle de
situations extrêmes : ne faudrait-il pas que ces situations
extrêmes demandent un courage extrême et des procédures
extrêmes ?
C’est donc le plus sérieusement du monde que face à ces
situations extrêmes je propose une attitude extrême.
Tuer est un crime. Quiconque tue en rendra compte. Rendre compte, c’est
être jugé. Et le tribunal jugera si le crime était ou
non excusable. Mais il y aura jugement, avec ses aléas. Ou alors on
admet que ma compassion n’a pas lieu d’aller jusqu’à
me faire prendre le risque d’un désaveu.
Cette position est celle qui a cours actuellement. Il n’y a pas lieu
d’en changer.
La procédure pénale pourrait offrir des solutions dont il
n’appartient toutefois pas au CCNE de définir les modalités.
Tout au plus peut-il tenter de formuler l’une ou l’autre suggestion
de nature à contribuer à la réflexion.
L’acte d’euthanasie devrait continuer à être soumis
à l’autorité judiciaire. Mais un examen particulier devrait
lui être réservé s’il était présenté
comme tel par son auteur. Une sorte d’ exception d’euthanasie,
qui pourrait être prévue par la loi, permettrait
d’apprécier tant les circonstances exceptionnelles pouvant conduire
à des arrêts de vie
Comment laisser passer le glissement sémantique ? L’arrêt
de vie est sans doute plus politically correct que l’euthanasie.
Encore un peu de courage et on arrivera à l’ADV : que diable,
l’IVG n’est pas l’avortement.
que les conditions de leur réalisation. Elle devrait faire l’objet
d’un examen en début d’instruction ou de débats par
une commission interdisciplinaire chargée d’apprécier
le bien fondé des prétentions des intéressés
au regard non pas de la culpabilité en fait et en droit, mais des
mobiles qui les ont animés : souci d’abréger des souffrances,
respect d’une demande formulée par le patient, compassion face
à l’inéluctable. Le juge resterait bien entendu maître
de la décision.
C’est précisément ici que le Comité Consultatif
National d’Ethique doit être plus clair. Si tout acte
d’euthanasie doit faire l’objet d’une procédure judiciaire,
alors on ne voit pas en quoi la situation actuelle lui pose problème.
Ici le Comité Consultatif National d’Ethique étend sa
sollicitude aux magistrats ; on n’en est que plus surpris de constater
qu’il n’a pas pris la peine de les consulter, comme en témoigne
la " liste des personnalités entendues ".
D’autres solutions peuvent être envisagées mais tendraient
au même résultat, à savoir que les Cours et Tribunaux
disposent du moyen légal d’échapper au dilemme que leur
pose actuellement dans ces situations le décalage entre le Droit et
la réalité humaine.
En tout état de cause, devraient être prises en compte les exigences
éthiques suivantes :
Il ne pourrait s’agir que de situations limites ou de cas extrêmes
reconnus comme tels ;
On a vu abondamment que ce n’est en réalité pas le cas.
L’autonomie du patient devrait être formellement respectée
et manifestée par une demande authentique
Redisons ici qu’on voit mal comment concilier le fait que c’est
la libre expression de la personne et le fait qu’elle doive être
validée par d’autres (ce qui est une autre manière de
relever que le " consentement " décrit plus haut par le
Comité Consultatif National d’Ethique est impossible : rien
ne peut être là com-muniqué en vérité).
(libre, répétée, exprimée oralement en situation
ou, antérieurement, dans un document).
Quels que soient toutefois les termes de sa traduction juridique,
l’engagement solidaire affirme comme appartenant à la démarche
éthique elle-même, la nécessité de faire front
ensemble, sans certitude claire, à ce qui, de toute manière,
reste une des limites et un des mystères essentiels de toute existence
humaine.
Face à la difficile et douloureuse question de la fin de vie et de
l’arrêt de vie, le CCNE affirme que la question de l’euthanasie
proprement dite ne peut être isolée du contexte plus large que
représente le fait de mourir aujourd’hui dans un monde fortement
marqué par la technique médicale, ses qualités
évidentes, mais aussi ses limites.
C’est pourtant ce que fait l’ADMD, sur laquelle le Comité
Consultatif National d’Ethique aligne sa position. Le propos de l’ADMD
est celui-ci : quelles que soient les promesses de la médecine,
quoi qu’on dise et pense du mourir, l’homme est maître de
sa mort.
Le véritable défi devant lequel la société se
trouve placée revient à permettre à chacun de vivre
au mieux (ou au moins mal) sa mort et, dans la mesure du possible, de ne
pas en être dépossédé. La mise en oeuvre résolue
d’une politique de soins palliatifs, d’accompagnement des personnes
en fin de vie et de refus de l’acharnement thérapeutique doit
y conduire. Cette même détermination doit de plus permettre
de réduire à des situations rares et exceptionnelles les demandes
d’euthanasie proprement dite, sans toutefois réussir à
éviter qu’elles ne se posent plus jamais.
Faire face à la question euthanasique dans ces cas-là conduit
à affirmer des valeurs et des principes touchant tant à la
liberté des individus qu’aux exigences du respect de la vie
individuelle et sociale.
Cette phrase est inacceptable.
Celui qui parle du respect de la vie individuelle a en vue la vie individuelle
de l’autre. Celui qui parle de la liberté a en vue sa propre
vie. Il est absurde de mettre sur le même plan celui qui traite de
sa vie et celui qui traite de la vie de l’autre. Ou alors il faut admettre
que celui qui parle de sa liberté revendique la liberté
d’établir avec un autre un contrat aux termes duquel l’un
tuera l’autre. Mais si on accepte l’idée de ce contrat on
ne voit pas quelle raison logique lui fixerait un cadre où
s’exercer. Demandant qu’on mette fin à ma vie je ne lèse
personne et je ne saisis pas pourquoi, si je suis libre de ma vie, on limiterait
l’exercice de cette liberté aux seuls cas extrêmes.
Ces valeurs et ces principes méritent tous la plus grande
considération. Mais, de fait, ils entrent en conflit les uns avec
les autres et s’avèrent contradictoires, générant
ainsi un dilemme qui peut se révéler paralysant.
Il n’y a aucun dilemme. L’affrontement des thèses vient
du différend sur la nature de la dignité. Il y a ceux qui disent
que l’homme est seul juge de sa propre dignité et ceux qui disent
que, précisément, la dignité lui est conférée
par autrui. Cela signifie que le différend procède d’un
mal-entendu, le mot " dignité " ne désignant pas
la même chose pour les uns et pour les autres. C’est donc
artificiellement qu’on oppose ces deux thèses : on ne pourra
les opposer que lorsque tout le monde parlera de la même chose. Depuis
Socrate on sait que le premier pas de la discussion est de s’accorder
sur les mots.
Or le dilemme est lui-même source d’éthique ;
l’éthique naît et vit moins de certitudes péremptoires
que de tensions et du refus de clore de façon définitive des
questions dont le caractère récurrent et lancinant exprime
un aspect fondamental de la condition humaine.
Non. On ne peut accepter cela. L’éthique ne naît pas des
dilemmes. Elle vit avec, elle raisonne, elle découvre des principes.
Ce n’est que lorsqu’elle les a découverts qu’elle peut
essayer de les concilier avec les situations particulières. Mais elle
se fourvoie quand elle prétend comme ici faire l’inverse,
c’est-à-dire considérer des cas particuliers (et on a
vu quel doute il y a sur ce point) pour en tirer des principes. Il n’y
a aucune règle à tirer de cas particuliers, et le problème
discuté ici n’est pas de la compétence d’un Comité
Consultatif National d’Ethique ; il relève au cas par cas
des comités d’éthique de terrain.
C’est ainsi qu’il apparaît au CCNE qu’une position
fondée sur l’engagement et sur la solidarité est en mesure
de faire droit aux justes convictions des uns et de autres et de lever le
voile d’hypocrisie et de clandestinité qui recouvre certaines
pratiques actuelles. Cette position d’engagement solidaire, mobilisée
par les divers aspects de la réalité du consentement comme
valeur (respect du consentement de la personne, refus de fuir
l’inéluctable, nécessité du débat et d’une
décision collective), invite à mettre en oeuvre une
solidarité qui ne saurait toutefois s’affranchir du risque que
représente un geste qui ne visera jamais qu’à agir au
moins mal. Elle pourrait trouver une traduction juridique dans
l’instauration d’une exception d’euthanasie.
Il n’est pas utile de revenir sur les commentaires précédents.
La mort donnée reste, quelles que soient les circonstances et les
justifications, une transgression. Mais l’arrêt de réanimation
et l’arrêt de vie conduisent parfois à assumer le paradoxe
d’une transgression de ce qui doit être considéré
comme intransgressable.
Le Comité Consultatif National d’Ethique s’obstine
à mettre dans le même sac euthanasie et arrêt de
soins. On reconnaît là une vieille ficelle de l’ADMD.
Si en situation concrète la décision d’arrêter une
vie peut aux limites apparaître un acte acceptable, cet acte ne peut
se prévaloir d’une évidence éthique claire. Une
telle décision ne peut et ne pourra jamais devenir une pratique comme
une autre.
Cette pratique, fondée sur le respect des droits imprescriptibles
de la personne, ne doit tendre qu’à inscrire fermement les fins
de vie et, éventuellement, les arrêts de vie, au sein de la
vie elle-même et à ne pas exclure d’un monde humanisé
les derniers instants d’une existence donnée.
Il n’y a pas en France de Comité Consultatif National
d’Ethique.