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texte mis en ligne le samedi 3 juin  2000

modification de forme le 21 juin 2000

Démence, souffrance

L'auteur de ce texte est Michel Cavey


Introduction

Parler de démence, c'est avant tout évoquer une somme incalculable de souffrances pour tous les participants. Cette souffrance est largement sous-estimée, ou déniée, quand sa reconnaissance n'est pas tout simplement interdite.

C'est regrettable pour de nombreuses raisons, et notamment parce que le simple fait pour les soignants d'identifier et de comprendre cette souffrance leur permettrait de mieux la soulager, ce qui diminuerait d'autant la leur. Le but de cette communication est d'inventorier, de façon naturellement très imparfaite, ces diverses souffrances.

Le dément souffre :

Il est bien difficile de se faire une idée exacte de ce que le dément peut vivre de sa démence : l'expérience de la démence est incommunicable, puisque la communication se fait, précisément, avec la raison, cette fonction qui semble altérée chez le dément : on ne peut parler de sa démence qu'au moyen de ce qui en soi n'en fait pas partie. D'une manière générale il faudra se méfier de nos représentations de la démence : ce ne sont que des fantasmes.

1- Le dément sait ce qui lui arrive.

Expliquons cela. D'abord on ne sait pas très bien en quoi consiste la pensée : s'agit-il, comme dans un ordinateur, d'une simple mise en circulation (et en comparaison) des informations ? Dans ce cas, l'organe de la pensée n'est que celui de la mémoire. Ou bien existe-t-il un processus mental spécifique, qui est capable de travailler sur les données de la mémoire ? Peu importe au fond : ce que nous savons c'est que l'altération de la mémoire suffirait à elle seule à expliquer la démence : pour pouvoir parler il faut se souvenir de ce qu'on a à dire, de celui à qui on le dit, des mots qu'on va employer, des mouvements de bouche qu'il faut faire pour les prononcer, de ce que c'est que parler. Mais il n'y a pas lieu de croire que dans la démence il y a une destruction brutale de l'organe de la pensée (s'il existe) ; la destruction de la mémoire suffit ; cette destruction est progressive, et le sujet y assiste probablement. En témoignent au reste éloquemment les efforts qu'il fait, souvent avec succès, pour dissimuler son trouble, ou les colères qu'il prend quand on veut l'explorer. On sait que l'entrée en démence s'accompagne souvent d'une dépression, et que l'anxiété est quasi-constante.

2- Le dément a peur :

Le dément perd la mémoire. Cela signifie entre autres qu'il perd la capacité à reconnaître. Le fait qu'il ne reconnaît plus les lieux lui pose une foule de problèmes : où est-il ? Quel est cet endroit ? Que lui veut-on ? Ce lieu n'est-il pas hostile ? Pourquoi n'est-il plus chez lui ? Qu'a-t-il donc fait pour qu'on le déplace ainsi sans lui dire pourquoi ? Autant de questions qui ne peuvent que le faire souffrir : le monde du dément est, pour une fois au sens propre, kafkaïen.

3- Le dément perd son organisation psychique :

Le mode d'organisation de la mémoire n'est pas encore bien connu, mais on peut aussi le décrire en utilisant les concepts psychanalytiques ; encore les psychanalystes trouveraient-ils là beaucoup à redire.

Rappelons tout d'abord que l'oubli est la condition sine qua non de toute pensée : que deviendrait mon ordinateur si rien jamais ne s'effaçait de l'écran ? Pour pouvoir penser il est indispensable de classer les informations. Fonctionnellement on peut considérer qu'il existe trois lieux de stockage de l'information.

Le premier de ces lieux est celui où l'on stocke les souvenirs qui doivent rester immédiatement disponibles : ce que j'ai fait tout à l'heure ; ou combien font deux et deux.

Le second de ces lieux est celui de la mémoire proprement dite : il s'agit de souvenirs que j'ai stockés, mais que j'ai oubliés. Ils sont devenus inconscients. Mais ils n'ont nullement disparu : si j'ai perdu le souvenir de l'information, je n'ai pas perdu celui du chemin qui y conduit ; je peux me souvenir, à condition de rechercher. Encore n'est-ce pas toujours nécessaire : il arrive qu'un événement de la vie courante me remémore ce souvenir oublié.

Le troisième lieu de stockage est une mémoire plus primitive, celle des souvenirs refoulés, qu'on appelle le ça. Le mécanisme de refoulement, qui tient en respect les représentations enfouies dans le ça, est lui-même puissamment dépendant de l'intégrité de la mémoire : il faut pouvoir se rappeler qu'on peut refouler, il faut se rappeler pourquoi on veut refouler, etc. La destruction de la mémoire engendre une perte d'efficacité du système de refoulement, avec une libération des représentations inconscientes. Cela rend possible l'éclosion de délires.

4- Le dément perçoit tout :

On peut se hasarder à considérer que l'enfant à la naissance est semblable à un ordinateur neuf : il est en parfait état de marche, mais il ne contient ni informations ni logiciels. De même le nouveau-né dispose d'une intelligence normale, mais il ne sait rien, même pas qu'il existe. Il en résulte que toutes les informations parvenant à sa conscience vont être interprétées comme d'intolérables agressions. C'est l'angoisse de mort (et non la colère ou un quelconque caprice) qui fait hurler le bébé qui a faim. Progressivement l'enfant s'aperçoit qu'il existe des sensations qui sont toujours disponibles, et d'autres qui ne le sont pas : c'est qu'il y a des choses qui lui appartiennent (et on sait qu'il se trompe systématiquement en croyant que le sein maternel fait partie de lui-même, et que le deuil qu'il devra en faire contribuera puissamment à l'élaboration de sa conscience de soi). Tout le processus éducatif occidental vise à lui faire filtrer les informations issues de son propre corps pour se rendre disponible aux informations venues de l'extérieur, c'est-à-dire à la vie de relation.

Ce processus explose chez le dément, qui tend à revenir à une organisation archaïque du psychisme, semblable à celle du nourrisson, avec un effacement progressif de la frontière entre le moi et le non-moi. La disparition des filtres physiologiques permettant au sujet normal de focaliser son attention sur telle ou telle partie du monde extérieur le rend, tout comme le nourrisson, hypersensible au monde extérieur, et notamment à son entourage. Il va donc percevoir de manière suraiguë les réactions de ses proches, leur propre angoisse, leur souffrance, leur détresse, et d'autant mieux qu'ils chercheront à les lui cacher. Ceci est inévitable, et ne doit pas être pour les familles un sujet supplémentaire de culpabilité, mais il faut le prendre en compte.

La famille souffre :

Le poids de la souffrance familiale en cas de démence est incommensurable. Il faudrait presque se demander si la démence ne serait pas une maladie familiale dans laquelle la lésion intéresse un des membres alors que le symptôme essentiel en intéresse un autre.

1- La souffrance de la souffrance :

C'est là une évidence : il est douloureux de voir souffrir celui qu'on aime. La sympathie se manifeste vis-à-vis du dément, et ce avec une violence d'autant plus grande que la déstructuration psychique du dément a quelque chose de contagieux. Tout comme la jeune maman, au contact de son bébé et à force de vouloir communiquer avec lui, se met à perdre une partie de son psychisme d'adulte et se laisse déborder par l'irrationnel, ainsi l'entourage du dément est contraint, s'il veut être efficace, doit composer avec le psychisme du dément : il faut être un peu dément soi-même. Mais naturellement l'exercice est dangereux, et le syndrome de Stockholm n'est pas loin ; il en va de même en psychiatrie : si le soignant commence à se demander dans quelle mesure ce patient délirant, qu'il a en charge depuis si longtemps, est vraiment délirant ou bien s'il n'y aurait pas ici ou là quelques traces de vérité, il doit absolument s'interroger, car c'est là une indication quasi formelle d'hospitalisation pour le malade. De même la famille du dément en vient à se laisser envahir par le mode de pensée de son malade. Ce terrain est propice à l'exagération : non seulement la famille souffre de la souffrance du malade, mais elle souffre au moins autant de la souffrance qu'elle lui prête.

2- La perte de la relation :

Il n'y a guère à épiloguer sur ce point : avoir un parent atteint de démence c'est assister au naufrage de sa relation à lui. Lorsque le patient se met à ne plus reconnaître sa femme, ou ses enfants, ceux-ci ne peuvent pas ne pas en souffrir ; lorsqu'il prend sa fille pour sa mère, celle-ci, même si elle est capable de concevoir que cette méprise n'a pas beaucoup d'importance pour le sujet lui-même, se trouve prise dans un mode de relation qui n'a guère de chance de lui convenir : outre le souffrance qu'il y a à ne plus être reconnue par celui qu'on aime, le fait pour la fille d'être prise pour la mère réactive nécessairement les conflits mère-fille, renvoyant la fille à une dynamique familiale plus ou moins aisément refoulée.

3-  Ce n'est plus lui :

Le dément perd ses capacités intellectuelles. Son entourage est donc confronté à la torture de voir décliner ce parent autrefois si brillant, atteint dans ce qui faisait autrefois sa richesse peut- être. Tout le problème est évidemment de s'adapter au présent du malade, et de se dire que la question n'est pas ce qu'il a été mais ce qu'il est. Si on y parvient, alors il est possible de se stabiliser en faisant contre mauvaise fortune bon coeur, à la manière de ces parents d'enfants handicapés que l'air du temps (ou peut- être la réalité vécue) pousse à dire que son arrivée a été la chance de leur vie. Reste qu'il y a là un deuil à faire, et que ce deuil ne peut pas ne pas être terriblement douloureux.

4- Le bouleversement des relations familiales :

La dégradation des possibilités intellectuelles du dément retentit nécessairement sur ses relations familiales : de chef de famille peut- être, voici qu'il devient dépendant, régressant, infantilisé. Cette difficulté devient suraiguë dans les cas de maladie d'Alzheimer stricto sensu où le malade, très jeune, a parfois encore des enfants de dix ans. Que fait-on des enfants quand le père ou le grand-père vient à s'effondrer ? Comment assure-t-on leur sécurité ? Comment gère-t-on leur souffrance, leur incompréhension ?

5- La souffrance sociale :

La souffrance engendre de manière inéluctable des sentiments irrationnels de culpabilité. Car l'esprit humain est ainsi fait qu'il ne supporte pas les choses auxquelles il ne peut pas donner de sens. Mieux vaut pour lui être coupable de la mort de l'autre : cela me permet de penser qu'il est mort parce que j'ai mal agi, éludant ainsi l'idée qu'en fait la mort est inéluctable. La culpabilité est un élément du deuil normal, et il ne sert à rien de vouloir la réduire : on doit au contraire la laisser s'exprimer ; reste que le parent du dément l'éprouve plus fortement encore, et on a vu des familles négliger de poser des demandes d'aide. La honte se nourrit de ce sentiment ; elle est alourdie également par un phénomène, profondément ancré dans notre culture, qui tend à présumer une faute collective ou un péché ancestral, vaguement relié à la transgression d'un tabou sexuel, dans toute famille où naît un épileptique, un handicapé ou un malade mental. Il serait opportun de s'interroger sur ce point. Toujours est-il que les familiers du dément vivent leur situation comme un déchéance sociale dont il est bien difficile de les guérir.

6-  L'incompréhension des autres :

Tout comme l'expérience de la démence est incommunicable, ainsi la cohabitation avec un dément ne s'apparente à aucune situation connue. Il existe donc nécessairement un certain degré d'incompréhension entre la famille et l'entourage plus éloigné. A ceci s'ajoutent les erreurs, pratiquement inévitables, que la famille commet dans sa prise en charge : sa honte sociale, mais aussi le sentiment de culpabilité qu'elle éprouve vis-à-vis de son parent, le désir désespéré de lui venir en aide, tout cela pousse l'entourage à se consacrer entièrement au malade, et donc à restreindre sa vie de relation. Ce phénomène est aggravé par le fait que le membre de la famille qui décide de prendre le dément en charge est rarement choisi au hasard : c'est au contraire un membre significatif de la famille, et de ce fait particulièrement vulnérable. Cela ne fait naturellement que renforcer l'incompréhension de la société. Il va de soi également que l'entourage plus éloigné est lui-même en proie à des réactions de deuil, et notamment la colère, qui pousse à prétendre que la famille ne fait pas ce qu'il faudrait, ou au contraire qu'elle en fait trop, ce qui permet d'esquiver la question de l'aide qu'on pourrait lui apporter.

7-  La charge de travail :

Il n'est guère utile de détailler : chacun conçoit que la prise en charge d'un dément à domicile représente un travail colossal, qu'il s'agisse de surveiller à tout instant un patient déambulant ou qu'il s'agisse à l'inverse de gérer le quotidien d'un grabataire. Ceci est d'autant plus lourd que dans la démence type Alzheimer le conjoint est souvent âgé lui-même.

8-  Le poids de la vie :

Ici aussi, on n'insistera pas : dans tous les cas, la survenue d'une démence va déstabiliser la vie matérielle de la famille : si c'est le mari, l'épouse, âgée, ne sait pas faire les comptes ; si c'est la femme, le mari ne sait pas faire la cuisine. S'il s'agit d'une maladie d'Alzheimer stricto sensu il faut tenir compte de la perte de salaire du mari, etc. Affronter cette situation nouvelle représente un effort qu'on imagine sans peine.

Tout cela explique que la démence fait une victime souvent cachée : le parent. En témoignent les statistiques de santé : le nombre et la durée des arrêts de travail, la consommation médicamenteuse, le nombre des hospitalisations, sans parler du taux de suicide, tout cela est très augmenté dans l'entourage du dément. C'est dire l'importance du dépistage de cette souffrance (il existe de très utiles autoquestionnaires permettant d'évaluer la souffrance de l'entourage) et de la mise en place d'un projet de soin qui en tienne compte de manière systématique, en ménageant notamment des hospitalisations de répit.

Les soignants souffrent :

Il n'est pas absolument certain que la souffrance des soignants qui s'occupent de déments ait quelque chose de spécifique : il se peut que seule l'intensité de cette souffrance soit particulière. Cependant on peut essayer de la décliner selon trois modalités.

1- La charge de travail :

Chacun sait combien la prise en charge d'un dément est épuisante. La création d'unités spécialisées dans la prise en charge des déments a fait la preuve de sa pertinence, mais il est certain que l'investissement de ces soignants est nécessairement plus lourd. Cette difficulté est encore aggravée par le fait qu'il faut chercher à s'adapter au rythme de vie du dément, ce qui implique des horaires souples, différents des horaires habituels de travail, et donc difficilement compatibles avec la vie de famille du soignant.

2- La peur de la contagion :

Il est difficile pour qui côtoie la maladie, d'échapper à la peur d'en être saisi un jour : on ne voit pas des cancers toute la journée sans être traversé par cette crainte. En ce qui concerne la démence la crainte est encore exacerbée par la nature même de la maladie : on n'en connaît pas le mécanisme, il n'y a pas de cause identifiée, elle semble frapper à peu près comme elle veut et qui elle veut, il n'y a pas de prévention, pas de traitement... Qui pis est elle touche l'intellect, ce qui la rend d'autant plus terrifiante pour les soignants, qui appartiennent au monde intellectuel.

3- La blessure narcissique :

Soigner un dément, c'est gérer un effondrement. Il est assurément difficile de travailler en Unité de Soins Palliatifs, entouré de malades qui, dans leur écrasante majorité, vont mourir. Mais du moins les soignants y ont-ils parfois la gratification d'une parole, d'un geste, qui les conforte dans leur attitude, qui leur assure que leurs soins auront été les bons. Il n'y a rien de tel avec le dément : le dément ne gratifie pas le soignant, et quand il le fait sa gratification est rendue suspecte par la détérioration intellectuelle... Il s'ensuit que le soignant est condamné à errer dans un désert, sans aucune certitude d'avoir bien fait, sans aucune revalorisation, sans rien qu'il puisse réellement considérer comme un succès.

Tout cela contribue à entretenir chez le soignant une souffrance dont il se défend le plus souvent en utilisant les mécanismes décrits par E. Kübler-Ross : déni : (on sait bien que le diagnostic de démence est posé avec retard) ; colère (qui est ici une forme de déni quand elle s'exerce envers le dément accusé de ne pas faire d'effort) ; marchandage (qui préside à tant de schémas thérapeutiques) ; on ne dira rien de la tristesse et de l'acceptation.

On peut espérer que l'énumération de ces divers mécanismes de souffrance permettra de dégager des stratégies permettant d'en diminuer l'intensité. Au-delà de l'amélioration du confort des intervenants, il est probable que celui du malade sera amélioré d'autant.

Conséquences : quelques règles de base :

Prendre en charge un dément ne s'improvise pas. Quiconque l'oublie se laissera très vite submerger pas la souffrance et multipliera les erreurs. Les quelques idées qui vont suivre sont à bien des égards démoralisantes, tant elles mettent en évidence les faiblesses de nos prises en charge actuelle. Néanmoins il est impossible d'en faire l'économie; le chemin qui nous reste à parcourir ne porte aucun jugement sur la qualité de ce que nous faisons déjà.

1- Rencontrer la famille :

La rencontre avec les familles est un préalable absolu à toute prise en charge. Cette règle est universellement oubliée, et nous n'y faisons pas exception.

Cette rencontre doit avoir lieu tout d'abord pour établir un contrat avec la famille. Souvent le premier contact avec le dément se fait au cours d'une hospitalisation de répit, pour soulager une famille épuisée. L'enjeu de ce point de vue est multiple:

Il faut permettre à la famille d'exprimer sa souffrance, afin de lui faire sentir qu'on la reconnaît. C'est le seul moyen dont nous disposons pour l'atténuer.

Il faut étudier les possibilités de retour à domicile. Pour cela il est indispensable de procéder à un bilan de la situation matérielle de la famille, mais aussi se demander dans quelle position psychologique elle se trouve. On verra très vite que si la famille se trouve, relativement au processus de deuil décrit par Kübler-Ross, dans le déni, la colère ou le marchandage, il est illusoire d'espérer sa collaboration lucide à un maintien à domicile.

Il faut lui permettre de s'organiser : la famille doit absolument renoncer à s'épuiser, et si les hospitalisations de répit sont la seule issue proposée il est indispensable qu'elles soient programmées. Pour y parvenir il faudra permettre à la famille de parler de sa culpabilité, et lui faire comprendre que le patient ne gagne rien à son abnégation.

Il faut la professionnaliser : la seule manière d'atténuer la souffrance de la famille est de la pousser à se comporter vis-à-vis du dément comme si c'était un malade dont elle aurait la charge. C'est l'apprentissage de la technique qui va lui permettre de prendre un minimum de distance vis-à-vis de la situation. Entreprise aléatoire, mais qu'il faut s'acharner à mener.

Cette rencontre doit également avoir lieu pour recueillir d'indispensables éléments de connaissance du dément, de sa personnalité, de son passé, de ses goûts antérieurs, de ses possibilités résiduelles, de ses troubles du comportement. Sans cette connaissance de la personne, on se condamnerait à traiter une démence et non à prendre en charge un dément.

Enfin, la rencontre avec la famille permet souvent de préciser le diagnostic, mais c'est une autre question.

2- Etudier le dément :

Cette phase est également trop souvent négligée. Il ne peut être question de prendre en charge un dément sans avoir pris le temps de regarder comment il se comporte :

Quel est son niveau d'anxiété ?

Est-il agressif ? Pourquoi ?

Est-il délirant ?

Comment entre-t-il en relation ?

Comment est son sommeil ?

Quels sont ses possibilités de repérage dans le temps ? Dans l'espace ?

Quels sont ses handicaps sensoriels ? Moteurs ?

Quelles sont ses fonctionnalités résiduelles ?

Qu'est-ce qui l'attire ? Qu'est-ce qui le dérange ?

Ces données sont le plus souvent recueillies par l'équipe au hasard de la cohabitation. Il serait capital de procéder à un recueil systématique, l'équipe se donnant une période d'observation de quelques jours, puis se réunissant pour faire le point et établir un plan de prise en charge.

3- S'organiser :

C'est sans doute là le plus difficile, compte tenu notamment de la charge de travail des équipes. Mais c'est là aussi que les carences de notre action sont les plus évidentes.

L'action envers le dément doit être continue : il n'est pas possible de procéder par à-coups. Si on décide de mener une série d'entretiens avec le dément, il faut qu'elle soit menée à date et à heure prévue, de manière systématique et régulière. Il faut que l'équipe se répartisse le travail, chaque membre par exemple prenant la responsabilité d'un dément, et organisant son temps de travail pour lui consacrer des séquences, éventuellement courtes (dix minutes sont souvent un maximum), mais fréquentes et régulières.

L'action envers le dément doit tenir compte de ses propres rythmes. C'est l'observation qui permettra de constater que le sujet est plus apte à la communication à certaines heures, ou dans certaines circonstances. Ceci pose le problème, déjà évoqué plus haut, des contraintes horaires : si en théorie il est indispensable que les soignants s'adaptent au mode de fonctionnement du dément, les limites pratiques sont évidentes : les malades ont le droit de dîner à une heure normale, mais les soignants aussi...

Le dément doit être soumis à la contrainte minimale. Cela reste du domaine de l'utopie, car une telle proposition implique notamment une adaptation des locaux : le dément déambulant doit pouvoir déambuler, ce qui suppose que des espaces de déambulation sécurisés soient mis à sa disposition. Le dément qui crie doit pouvoir crier, mais il lui faut des pièces insonorisées. Le dément qui ne dort pas la nuit doit pouvoir vivre ses insomnies, mais cela suppose qu'on puisse regrouper les déments insomniaques. Le dément qui fugue le fait souvent pour la seule raison qu'il a vu une porte, et que cela déclenche chez lui une pulsion à l'ouvrir. Il est en théorie très simple de masquer les portes en les recouvrant de miroirs, ou en installant des mécanismes d'ouverture à pédale.

Le dément doit pouvoir vivre sa vie sociale. Il est à présent reconnu que si les déments, quand ils sont confrontés à des personnes normales, ont tendance à régresser et à manifester une angoisse plus grande, ils sont capables de mener entre eux une vie sociale plus adaptée ; tout se passe comme si la démence était une langue étrangère, que les soignants ignorent, mais par laquelle les déments parviennent à communiquer entre eux avec une relative efficacité. C'est cette observation notamment qui pousse à préconiser l'organisation de structures pour déments ; l'objection qui consiste à redouter l'enfermement des déments dans un ghetto repose sur un sentiment compréhensible mais qui dessert le dément.

4- Respecter les principes :

Ces principes ont déjà été évoqués. Nous ne ferons que les rappeler.

Il faut préparer la relation, et pour cela s'y préparer. Cette mise en condition du soignant est une opération fondamentale, qui demande un minimum de temps. Quand on établit la relation il faut réviser les principes de base :

- Se placer face au malade et le regarder dans les yeux.

- Se placer au même niveau que lui (risque d'angoisse lié à une attitude de domination).

- Ne pas omettre de le toucher.

- Eviter les gestes brusques.

- Ne jamais parler du dément devant lui : c'est là une incorrection, et le dément sera sensible au mépris que cela implique.

- Vérifier que le malade est attentif.

- Vérifier qu'il sait qui il est (il suffit de lui rappeler son nom).

- Vérifier qu'il sait qui lui parle.

- Vérifier qu'il sait de quoi on lui parle.

- Savoir fermer les questions.

- Savoir utiliser la reformulation.

- Ne pas faire référence à un événement passé : on peut interroger un patient sur son passé, car on verra vite s'il s'en souvient ou non : si c'est oui il n'y a pas de problème, si c'est non on passera simplement à autre chose ; mais si on évoque un de ses souvenirs, il lui paraîtra étranger, donc inquiétant.

- Se méfier des questions comportant un choix.

- Essayer d'utiliser les mots et contextes dont le malade a l'habitude.

- Ne jamais mettre plus d'une idée par phrase.

- Ne pas poser de problème de syntaxe : la phrase doit être courte, avec un sujet, un verbe, un complément.

- Si le malade ne peut trouver un mot, essayer de le lui faire retrouver en suggérant des synonymes, ou en faisant dessiner ; éviter de deviner à sa place.

- Ne jamais insister si le malade a des difficultés de compréhension : mieux vaudra y revenir plus tard. En particulier on ne doit pas le mettre (encore moins le laisser) en situation d'échec : s'il ne comprend pas il faut dédramatiser la situation.

- Ne pas oublier que tout message incompréhensible est toujours susceptible d' être interprété par le malade comme hostile ou angoissant.

- Vérifier systématiquement la compréhension (recherche du feedback) en ne se contentant pas de faire répéter : les phénomènes de fonctionnement automatique (écholalie) sont plus facilement mis en oeuvre chez le dément.

- Quand le malade tient des propos incompréhensibles, la réponse doit alors obéir aux impératifs suivants :

- Manifester au patient qu'on l'a écouté.

- Lui manifester qu'on ne l'a pas compris.

- Lui préciser qu'on est prêt à l'écouter de nouveau.

En résumé :

La prise en charge des déments a toute chance de paraître une tâche colossale, et à tout prendre le découragement est une réaction normale. D'autre part les moyens qui nous sont alloués ne permettent pas de réaliser notre travail dans de bonnes conditions. Cette réalité ne peut être méconnue. Mais il faut tempérer ce pessimisme :

En premier lieu, la lutte pour améliorer nos moyens de prise en charge ne fait que commencer. La quasi-absence de structures spécialisées dans la région permet d'espérer que cette situation ne durera pas éternellement : tout le monde a besoin de vitrines. La meilleure voie pour y parvenir est de faire la preuve de notre compétence et de notre désir de donner tous son sens à la notion d'efficacité professionnelle.

En second lieu, l'amélioration de notre niveau de compétence doit nous permettre de trouver une meilleure gratification intellectuelle dans notre travail, au prix d'une souffrance peut-être allégée.

Enfin, et c'est là peut-être l'essentiel, la question qui est posée est simplement celle-ci : existe-t-il un meilleur signe de la dignité de notre fonction que le soin que nous mettons à nous occuper de tous ces malades, déments ou mourants, alors que le simple bon sens pousserait plutôt à les abandonner au motif qu'une mort rapide, et au besoin provoquée, serait une décision plus rationnelle ?

 


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