texte mis en ligne le 4 septembre 2003
Nous sommes tous responsables
Texte de Jérôme Pélissier, auteur, entre autres, de l'ouvrage : "la nuit, tous les vieux sont gris".
L'hécatombe de cet
été témoigne d'abord qu'avant d'accuser les
institutions ou les familles de manquer d'efficacité ou de
solidarité, il faut leur donner les moyens d'être
efficaces et solidaires. Il est urgent, en effet, que les personnes
âgées puissent matériellement vivre dignement et
accéder aux aides et aux soins nécessaires, quels que
soient la période de l'année et le temps qu'il fait.
Est-ce pour autant suffisant ?
Peut-on se contenter de penser que ce sont
seulement la chaleur ou le froid, le manque de nourriture ou de
médicaments, qui mènent tant de personnes âgées
à devenir dépressives (on parle de plus de 20 % de
personnes dépressives parmi celles qui vivent à
domicile, de 50 % parmi celles qui vivent en établissement), à
se laisser mourir ou à se suicider, particulièrement à
Noël et lors de la Fête des mères (le taux de
suicide le plus élevé est celui des plus de 75 ans) ?
Peut-on se contenter d'estimer que c'est seulement le manque de
moyens qui empêche tant de familles de téléphoner
ou de rendre visite à leurs aînés (d'après
une enquête du CERC réalisée en 1990, plus de la
moitié des personnes de plus de 80 ans vivant chez elles sont
isolées ou très isolées) ? Peut-on se contenter
de considérer que c'est seulement le manque de personnels qui
transforme de nombreuses institutions en lieux de garde et non en
lieux de vie ? Peut-on se contenter de croire que c'est seulement par
manque de ressources que de nombreuses personnes vivent les vingt ou
trente dernières années de leur vie sans participer
socialement, culturellement, politiquement, à la vie de leur
société ?
Il ne suffit pas de donner les moyens matériels
d'exister pour maintenir le désir de vivre. Réduire un
être humain à ses besoins physiologiques revient à
le nier comme personne et comme citoyen. Si tant de vieux sont morts
durant ce mois d'août, c'est que beaucoup de vieux étaient
et sont pour nous, socialement, culturellement et politiquement, déjà
morts.
Au-delà de la gravité depuis
longtemps connue de tous ces manques, la prévisible
hécatombe de cet été pose la question du sens
que nous donnons à la vieillesse et de la place que nous
réservons aux vieux. Notre peur de la vieillesse et de la mort
nous a conduits à nous cacher que nous serons bientôt
tous vieux et à cacher ces vieux qui nous le rappellent, ainsi
que celles et ceux, familles, aidants, soignants, qui en sont
proches. Notre conception marchande de l'homme nous a conduits à
perdre le sens de la valeur humaine de tous ceux qui ne sont plus
économiquement utiles. Notre perception de la vieillesse et
des personnes âgées, essentiellement constituée
de stéréotypes et de clichés, nous a conduits à
les considérer comme naturellement et forcément
inadaptées et dépassées. Au mieux leur
accorde-t-on d'être des réservoirs de mémoires,
révélant ainsi que nous n'attendons plus d'elles
qu'elles soient acteurs de leur présent et de leur avenir, du
présent et de l'avenir d'une société que nous
sommes censés construire tous, quel que soit notre âge.
Dans les débats actuels, les voix les moins entendues sont
celles des personnes âgées. Or si une partie d'entre
elles sont physiquement fragiles et dépendantes, une majorité
sont psychiquement autonomes, c'est-à-dire libres et aptes à
décider elles-mêmes de leur mode de vie. L'aurions-nous
oublié ?
Il faut insister : à cause de nous, les
personnes âgées, dans leur grande majorité,
souffrent de se sentir inutiles. Si nous ne leur offrons aucune
possibilité d'exercer librement, comme elles le souhaitent,
leurs droits sociaux, culturels et politiques, nous les condamnons au
désoeuvrement et à l'ennui. Et si nous n'attendons plus
rien d'elles, nous finirons par ne plus vouloir rien leur donner.
Rien n'empêchera alors qu'on finisse, tous, par ne plus voir en
elles que des bénéficiaires passifs de soins et de
services, autrement dit des poids, des boulets qui nous empêchent,
comme l'écrivait Alfred Sauvy en 1946, de " vouloir et
réaliser le progrès ". Rien n'empêchera
alors que les invisibles d'aujourd'hui deviennent les indésirables
de demain, que l'indifférence aux hécatombes
involontaires devienne un choix d'eugénisme social.
Réduire les leçons à tirer
de l'hécatombe qui vient d'avoir lieu à un problème
économique serait confirmer que notre société,
par ses choix, s'est déjà posé la question : "
A quoi sert un vieux ? " et qu'elle a déjà répondu
implicitement, au moins pour ceux qui sont morts cet été
: " A rien. "
Ecrivez à l'auteur : pour Bernard Pradines