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Maltraitances en institution : une enquête

 

mise en ligne le 10 juin 2004


Dernière mise à jour (de forme) le 22 juillet 2020



Note de l’auteur du site (et non du texte) : j'ai tenu à garder ce texte dans son format initial qui peut sembler "brut".

Avertissements :

Les résultats de ce travail ont fortement surpris ceux qui  l'avaient autorisé, persuadés que la maltraitance n'existait pas dans leur institution.

Ce sujet demeure malheureusement d’une étonnante actualité.


Pourquoi un groupe de réflexion ?

Pour tenter de cerner le problème de la maltraitance. Qu'entend-on par maltraitance ? Quel sens met-on derrière le mot ?


Nos objectifs principaux :

* prendre conscience et savoir reconnaître les diverses formes de maltraitance,

* les comprendre.


A partir de ce constat, permettre :

* d'améliorer la qualité de vie de la personne âgée,

* de nous réaliser et de nous enrichir par le partage de nos connaissances et de nos pratiques.

Nous savons que ce thème a fait l'objet de nombreuses études, que de nombreux colloques lui ont été consacrés. Aussi, sans avoir la prétention d'innover ni d'épuiser un aussi vaste sujet, il nous paraît important :

·         de rappeler les notions essentielles,

·         de rouvrir le débat et de prolonger nos échanges,

·         de susciter la réflexion en vue d'améliorer encore nos comportements.


Les témoignages de nos collègues

Le questionnaire soumis à l'attention de nos collègues comprend 14 questions, fermées et ouvertes. Nous en avons précisé le caractère anonyme, conscients de la difficulté qu'il y avait à s'exprimer sur un sujet aussi sensible et presque tabou. Les professionnels de santé (I.D.E - A.S - A.S.H.Q - A.S.H) du secteur gériatrique ont eu un délai de réponse d'une quinzaine de jours. Sur un total de 147 questionnaires distribués, 71 ont été retournés, 69 exploités, soit 46,93% sur l'ensemble des trois unités gériatriques. Deux questionnaires auxquels ont répondu des élèves infirmières ont retenu toute notre attention mais n’ont pas été comptabilisés.

A la question : «Avez-vous été témoin d'une situation de maltraitance ? », 58 % des interrogés répondent : « Oui. ». Dans la question corollaire relative aux différentes manifestations de ces maltraitances les plus fréquemment observables, nous aurions dû introduire deux notions essentielles sur le temps et la mobilité du personnel. Aussi, tout en reconnaissant la valeur de ces témoignages, nous devons en relativiser la portée, qui bien évidemment, diffère selon que les faits se sont passés « ici et maintenant » ou ailleurs et dans un temps plus éloigné.

Le non-respect du rythme de la personne âgée est placé en première position par 61 réponses. Sont mis aussi en évidence le manque d'écoute, les dérapages verbaux tels que le tutoiement. A ce propos, certains nous font observer que le tutoiement appartient à un registre de langue pouvant recevoir une foule de connotations, pas forcément négatives. Ainsi sont bien ciblées les situations générales sur lesquelles des progrès sont immédiatement réalisables.

Quant aux faits les plus graves, sans doute très isolés (insultes-menaces, agressions physiques) qui, aux yeux de nos collègues, stigmatisent en général la deuxième catégorie de violences dénoncées par ALMA (Allo Maltraitance des Personnes Agées), ils doivent nous appeler à la plus grande vigilance.

Parmi ces réponses, 40 personnes placent en neuvième position la contention non prescrite et en dixième position l'alitement abusif, ce qui démontre que ces pratiques sont quasiment inexistantes. En effet, chacun sait que la contention ne peut être que prescrite par un médecin dans toutes les unités du secteur gériatrique. Quand elle est prescrite, c'est dans l'intérêt du malade, après analyse approfondie des bénéfices et des risques. Le même souci s'attache à la prise en compte de la douleur (bénéfices-risques), heureusement une seule fois citée : d'ailleurs, en relation de cause à effet, l'institution offre au personnel paramédical de nombreuses formations sur ce sujet et la sensibilisation est très forte.

Dans la même logique, on se félicite que 39 réponses placent seulement en onzième position le vol d'argent liquide. Des cas peuvent se produire mais ils sont manifestement très rares aux yeux de nos collègues.

Enfin, à la question : « Chacun de nous peut-il être ou devenir un maltraitant qui s'ignore ? », 85 % de nos collègues répondent « oui », ce qui nous permet de bien augurer de leur capacité à se remettre en question ; 6 % d'entre eux répondent « non ». Peut-être ces derniers pensent-ils qu’ils sont à l'abri de toute maltraitance ou bien que, lorsqu’on est maltraitant, on le sait.

Graphique 1

IDE : Infirmière Diplomée d'Etat

AS : aide-soignante

ASH : agent de service hospitalier

ASHQ : agent de service hospitalier qualifié

 

Avez-vous été témoin d'une situation de maltraitance ?

« Précisez de quelle nature en évitant toute délation » :

Non-réponses : 29

·         Coucher une personne âgée avec un peu de rudesse, qui engendre chez la personne âgée angoisse, peur.

·         Non-respect du rythme de la PA par manque de personnel

·         Lui dire de faire dans sa couche alors qu'elle demande le bassin ou aller sur les WC

·         Refus de s'occuper de quelqu'un, tutoiement

·         Quelquefois une autorité verbale, emploi d'un ton ferme et cassant

·         Humiliation, manque de respect oralement envers une personne soignée (hors service long séjour)

·         Stimulation à la marche non adaptée et trop intensive

·         Insultes et gifle sur la PA

·         Verbalement, tutoiement

·         Violence physique

·         Verbale, tutoiement, directivité verbale, manipulations (fauteuils)

·         Maltraitance verbale

·         Violence verbale, tutoiement, non-respect de son intimité, la brusquer

·         Gestes brusques, paroles incorrectes

·         Privation de repas car retard. Alimentation forcée

·         Tutoiement, propos inadaptés

·         Verbale et gestuelle

·         Contention non prescrite, protections urinaires mises sur personne continente

·         Forcer la personne âgée à manger vite, tutoiement, bousculade, décider à la place de la PA

·         Maltraitance quotidienne sans coups, ni humiliation volontaire

·         Tutoiement, rapidité des soins, du repas, manipulations lors des toilettes

·         Bousculades, tutoiement, énervement envers la PA

·         Insultes, non-respect de ses souhaits

·         Violence morale

·         Agression physique, morale

·         Agression verbale

·         Tutoiement, manque d'écoute

·         Violence verbale

·         Sauter le repas, bousculades

·         Tutoiement, non-respect du rythme

·         Violence verbale

·         Tutoiement? Insultes, rudoiement, gavage alimentaire forcé, non-respect de la pudeur

·         Bousculade, tutoiement, manque de respect

·         Stimulation excessive, manque de patience

·         Non-respect de son rythme (repas très rapides)

·         Paroles blessantes, manque d'attention

·         Tutoiement, familiarité, agression verbale, bousculade, ne pas en compte sa douleur

·         Soins brutaux, paroles déplacées, non considération de la PA

·         Violence physique

·         Non réponse à un besoin, tutoiement, rudoiement, non-respect du rythme


Graphique 2

 

           Graphique 3


« Vous pouvez argumenter » : groupe de parole avec un psychologue.

Non-réponses : 46

·         Cela permettrait à certaines personnes de se remettre en question, d'être mieux soi-même

·         II permettrait au soignant de minimiser le sentiment de culpabilité et de frustration lié aux situations provoquant la maltraitance souvent liées aux mauvaises conditions de travail

·         Il est important de pouvoir s'exprimer sur le mal-être du soignant, sur nos difficultés ; cela permettrait une prise de conscience de notre part

·         L'embauche de personnel serait souhaitable à un psy

·         Pour savoir où s'arrête la maltraitance

·         Si le soignant ne peut faire part de ce qui le touche ou le blesse, il va accumuler nervosité, stress et mécontentement

·         Permettrait d'absorber la souffrance des soignants, de les déculpabiliser. Il faut aussi favoriser la formation, donner un sens au travail du soignant et valoriser sa place en gériatrie

·         II est important de pouvoir expulser notre stress, notre ressenti

·         Les problèmes se résolvent en équipe avec l'aide d'un psychologue

·         Evacuer le mal- être de l'équipe soignante

·         Permettre à chacun de s'exprimer

·         Parler permettrait à certains soignants de réaliser que leurs gestes sont maltraitants

·         Faire part d'un mal-être, évoquer les problèmes du service

·         Evacuation du stress

·         Libérer les tensions au sein de l'équipe

·         Evacuation du stress, remise en question

·         Pour une meilleure connaissance de la PA

·         Pouvoir prendre du recul, se déculpabiliser, se détacher d'une situation difficile, pouvoir passer le relais

·         Aider à rendre une situation plus claire car le psychologue a les mots justes

·         Libération du stress, recherche de solution

·         La première des causes de la maltraitance qu'il faudrait traiter est le manque de personnel

·         Prendre du recul

·         Les facteurs favorisants la maltraitance sont liés : Mauvaise répartition du personnel soignant sur l'hôpital, charge de travail très importante, non choix du travail en secteur gériatrique avec manque de compétences et de formations associées


Définir et reconnaître la maltraitance.

Nous avons retenu quelques définitions qui nous paraissent faire autorité sur le sujet :

Nouvelle édition du Petit Robert - Dictionnaire de la Langue Française - : « Fait de maltraiter quelqu'un dans la famille, la société, cf. sévices. » « Les séquelles de la maltraitance sont incalculables : physiques, mortelles quelquefois, psychologiques toujours. » Le Point 1987.

Larousse : « Mauvais traitement infligé à une personne qu’on a sous sa garde ou son autorité. »

Conseil de l'Europe :

« Tout acte ou omission portant atteinte à l'intégrité corporelle et/ou psychique, à l'exercice de la liberté, compromettant gravement le développement de la personnalité et/ou qui peut nuire à la situation financière. »

« Toute violence physique, tout abus sexuel, toute cruauté mentale, toute négligence lourde ayant des conséquences préjudiciables sur l'état de santé de la personne, toute condition qui suppose en plus l'intervention d'un ou plusieurs tiers. » J. Pouillard (Vice-président du Conseil National de l'Ordre des Médecins).

Pour mieux cerner le problème, on nous permettra de nous référer utilement à la liste non exhaustive établie par ALMA 87. Sa lecture permettra à chacun de distinguer deux types de maltraitance :

- une maltraitance légère, résultant de négligences passives, de la maladresse ou du manque de temps, à laquelle personne n'échappe dans les mille petits gestes qui scandent la vie quotidienne. Sans intention de nuire, la répétition de ces maltraitances induit cependant des souffrances qu'il est possible d'éviter.

- une maltraitance active avec intention de nuire, très grave mais heureusement plus rare, impliquant des auteurs de naturel pervers ou malhonnête.

On soulignera le mot INTENTION « qui est central dans notre société ». Ce mot apparaîtra comme la ligne de partage entre les deux formes de maltraitance précitées.

Certaines de ces violences ne sont généralement pas le fait des institutions et de ses soignants : violences financières par exemple impliquant le plus souvent les proches de la personne âgée, famille, entourage proche. Le Conseil de l'Europe rajoute à cette classification une violence propre à la vie en institution.


Comment reconnaître la maltraitance ?

 Violences physiques

- Coups, gifles, griffures, pincements, brûlures, bousculades, autres brutalités... infligées aussi avec des ongles longs, des bagues...

- Ligotages et barrières non justifiés.

- Soins brusques sans information ou préparation : Soins infirmiers ou de nursing...(ex. : piqûres ou prises de sang sans informer au préalable ; changes de nuit effectués avec réveil brutal des résidents et pénétration dans la chambre sans prévenir... ; soins de toilette effectués sans échange avec la personne, « à la chaîne » ; de la même façon soins brusques pour la prise de médicaments(mal installer, forcer, contenir...).

- Aide à la prise des repas ou négligée ou effectuée avec brusquerie (mal installer ou disposer ; forcer à manger vite, à manger trop chaud...).

- Non-satisfaction des demandes pour des raisons physiologiques (aller aux toilettes, boire...).

- Assauts graves, violences sexuelles, meurtres dont meurtres se revendiquant d'une « euthanasie active pour abréger souffrances et déchéance ».

 Violences psychiques ou morales

- Langage insultant, irrespectueux, dévalorisant, (ex. : usage systématique de surnoms, du tutoiement ; ridiculiser ou culpabiliser à propos de demandes, en particulier sur le vécu d'une sexualité...).

- Propos orduriers et scatologiques à l'encontre de personnes dépendantes, incontinentes...

- Absence de considération générale face à une personne à présentation démentielle.

- Chantages de toutes sortes.

- Abus d'autorité (forcer à agir vite, changer de chambre sans consulter...).

- Comportements verbaux ou non d'infantilisation.

- Non-respect d'une intimité (ex. : pénétrer dans les chambres sans prévenir, fermer à clé systématiquement les chambres dans les lieux gérontopsychiatriques...).

- Atteintes concernant la pudeur (ex. : non-accès à une demande de recours à un personnel de même sexe pour la toilette...).

- Placement non consenti et accueil n'en tenant pas compte.

Violences matérielles et financières

- Pourboires exigés pour des soins ou des demandes.

- Non-vigilance et non-intervention sur le comportement des personnes de l'extérieur (familles ou indélicats)pouvant exercer diverses spoliations ou contraintes...

- Escroqueries diverses.

- Locaux inadaptés, vétustes avec équipements provoquant des difficultés d'aide, des dépendances (locomotion, continence...), un inconfort par rapport à la santé (chauffage non réglé, absence de lavabos individuels...).

Violences médicales ou relatives aux soins

- Manque de soins de base (alimentation, locomotion, change/incontinence...).

- Non-information sur les traitements, les soins...

- Abus de traitements sédatifs ou neuroleptiques.

- Défaut de traitements ou de soins de rééducation (par exemple : compensations de déficiences sensorielles, fourniture de prothèses diverses..., soins de bouche, rééducation en cas de certaines incontinences, soins pour infections urinaires...).

- Non prise en compte de la douleur...

- Acharnement avec des soins techniques invasifs et brutaux non justifiés...

- Pratique d'examens ou d'interventions en services d'urgence ou d'aigus de grands centres hospitaliers, sans information, ni recueil du consentement éclairé, sans considération de la personne, avec induction d'effets de confusion, etc.

- Absence de protocoles de soins en fin de vie.

 Privation ou violation de droits

- Dépouillement par rapport à la gestion des biens ou à l'usage de l'argent (par exemple par l'absence de conseils juridiques ou notariaux accessibles...).

- Limitation de la liberté de la personne (par l'instauration d'horaires de visites, de sorties...).

- Empêchement d'exercer ses droits civiques (droit de vote...).

- Empêchement d'accès à une pratique religieuse.

- Limitation de l'exercice de l'autonomie (par exemple choix de vêtements, de revues, d'objets de toilette, etc).

- Atteintes à l'identité de la personne (privation de ses vêtements, de l'usage de documents et objets personnels...).

- Obligation de participer à certaines activités...

- Non-information sur les règles de vie en hébergement, sur l'état de santé et les traitements mis en place.

- Placement imposé ou non consenti.

 Formes d'aliénation spécifiques à la vie en institution.

- Méconnaissance de la biographie, des habitudes de vie (goûts, souhaits...) des personnes accueillies.

- Règles de vie collective rigides et contraignantes quant au rythme journalier des repas, de la toilette, des activités avec une organisation en série...

- Négation de tout rôle social ou toute possibilité d'activité sociale de la personne hébergée.

- Non-considération des personnes dans l'ensemble de leurs besoins bio psychosociaux, en dehors de la sphère des besoins physiologiques primaires.

- Non-respect et non-considération des personnes atteintes de troubles psychopathologiques (états démentiels etc.) avec lesquelles une communication normale est rompue.


Rechercher les causes pour prévenir.

Des facteurs généraux induisent des attitudes négatives à l'égard des personnes âgées.

On retiendra tout d'abord un facteur culturel : les médias, reflets de l'opinion, exaltent les vertus de la jeunesse et vantent toutes les initiatives entreprises au profit de jeunes atteints de maladies incurables ou victimes innocentes de guerres. Comment ne pas partager cet enthousiasme, manifestement inspiré par une vision humaniste de la société ? Mais, parallèlement, comment ne pas être surpris par la rareté ou l'indigence des sujets traitant de la vieillesse, à l'exception, nombreux ceux-là, qui mettent surtout l'accent sur son coût social (allongement de la durée moyenne de vie, coût élevé des retraites et de la dépendance). Bizarrement, on fait rarement état de facteurs sociaux nouveaux tels que l'absence d'autonomie de nombreux jeunes gens bien au-delà de leur majorité et donc à la charge de leurs parents (allongement de la durée des études, emplois de plus en plus précaires, incertitudes de la vie économique). Sans la notion de réciprocité, le mot solidarité perd tout son sens.

Comment expliquer que la vénération autrefois vouée aux anciens ait à ce point disparu dans notre environnement culturel ? Certains y voient les effets des bouleversements sociaux survenus dans la première moitié du XXème siècle. Les liens tissés entre les générations se sont progressivement défaits, ouvrant la voie à une société plus froide, plus individualiste. La disparition des petits métiers, devenus désuets face au développement industriel, a ôté au vieux travailleur, paysan puis ouvrier, ce pouvoir de transmission de savoirs ancestraux ; de même, la désertification des campagnes, milieu conservateur, au profit des grandes cités, les changements de modes de vie (habitat, déplacements, loisirs, nouveaux moyens de communication), confort moderne ont favorisé la naissance d'un nouvel art de vivre. Il n'est pas sûr qu'on ait humainement gagné au change car, dans le même temps, l'appauvrissement de la vie communautaire, la dislocation de la cellule familiale ont relégué au dernier plan le rôle de l'aïeul, jadis porteur de richesses dont les enfants étaient souvent les premiers bénéficiaires, héritage qui participait grandement à l'épanouissement de leur intelligence et de leur sensibilité : « Comment voulez-vous ne pas croître en force et en sagesse avec un grand-père qui travaille sur vous de cette façon ! » P. Jakez Hélias. Dès lors, privées de ce pouvoir de transmission, les vieilles générations appréhendent la retraite qu'elles assimilent à une forme d'aliénation sociale d'autant plus injuste que la société, qui s'est construite grâce à elles, tend à présenter leur dépendance comme un fardeau de moins en moins supportable. Heureusement, on observe qu'un nombre croissant de personnes âgées s'engagent dans des associations ; au sein de ces dernières, elles transmettent encore des talents et des connaissances reconnus et recréent ainsi ce lien entre générations indispensable à la cohésion sociale.

Au cours du colloque du 4 décembre 2002 à Albi, Monsieur le Professeur Debout fait observer, les images offrant une vision réelle de la vieillesse sont rares ; quelques personnalités comme l'abbé Pierre ou le Pape, semblent échapper à la règle. Il faut bien admettre que l'idée de déchéance physique ou intellectuelle dérange. D'où une sorte de gérontophobie latente et insidieuse, peut-être parce que l'idée même de la vieillesse nous rappelle notre propre condition et nous renvoie à nos angoisses profondes.

A cet égard, 51 personnes interrogées pensent que la confrontation perpétuelle à la vieillesse et à la mort, est, parmi d'autres, un facteur psychologique pouvant contribuer à la pratique de la maltraitance.

Il existe aussi un facteur structurel lié à la difficulté de concilier les exigences d'un accueil hospitalier dispensant des soins très variés et celles d'un lieu de vie où le résident sera accueilli en tant que personne avec tout le suivi que requiert cette notion. A titre d'exemple, il n'est pas toujours aisé de trouver un juste équilibre entre l'efficacité et le rendement nécessaires au bon fonctionnement d'un service et le respect du rythme de la personne âgée.

Sur ce point, on observera que, pour 7 personnes seulement, le non-respect du rythme de la personne âgée est une maltraitance alors que 61 personnes jugent que c'est la situation la plus fréquemment observable. Aux yeux de nos collègues, le non-respect du rythme gagne en fréquence ce qu'il perd en gravité comme si, confrontés à la pratique quotidienne, une forme de banalisation insidieuse s'opérait. La routine s'installe et on regarde sans voir.

Enfin, on notera un facteur relationnel : la relation obligée à l'autre. Il est souvent souligné cette difficulté de vivre cette relation avec une personne dépendante de nous, difficulté de vivre pour les deux, d'où dérives maltraitantes :

Sa parole : on ne l'écoute plus

Le corps : on ne le regarde plus.

L'aidant n'est pas toujours pervers : il est épuisé relationnellement, épuisé professionnellement (46 personnes pensent que la vulnérabilité de la personne âgée placée en situation d'infériorité, induit inconsciemment chez les divers intervenants des attitudes qu'ils n'auraient pas dans d'autres secteurs. 51 personnes pensent qu'assimiler la personne âgée à un enfant est une situation fréquemment observable).

Cette dépréciation engendre des effets négatifs

- sur le recrutement du personnel peu attiré par ce secteur au profit de tâches plus valorisantes, (51% des questionnés déclarent avoir choisi ce secteur contre 49% qui ne l'ont pas choisi)

- sur le moral des soignants et leur motivation, (le même pourcentage de collègues, soit 51%, feraient de nouveau le même choix, ce qui démontrerait que la majorité d'entre eux aiment encore ce qu 'ils font. Il est difficile de commenter les motivations des indécis qui ne répondent pas (36%) ; quant aux 13% qui ne feraient pas le même choix, on peut s'interroger : lassitude, désir de nouveaux horizons ?) Pour se faire une idée plus précise, il serait intéressant de comparer ces chiffres à ceux d'autres secteurs. A travers les demandes, on peut se faire une idée de l'attirance pour telle ou telle unité de soins.

- sur le stress lié à l'idée sans cesse présente de la mort...et par voie de conséquence sur la qualité du travail, autant d'éléments qui passent par un mal être générateur d'un climat susceptible d'entraîner des dérives maltraitantes.

Enfin, l'insuffisance des moyens oblige à passer vite à côté de tâches pourtant essentielles, ce qui augmente encore le sentiment d'inachevé, donc d'insatisfaction. (Le stress, l'épuisement professionnel et l'insuffisance des moyens, notions complémentaires, sont plébiscités dans les réponses).


Existe-t-il des solutions pour prévenir la maltraitance sous toutes ses formes ?

Sans avoir la prétention d'innover, on peut se référer utilement aux mesures les plus fréquemment proposées et admises.

La prévention des risques passera d'abord par la définition d'un projet d'établissement pour rechercher des équilibres, assurer les priorités, fixer les objectifs principaux, réfléchir sur les missions des établissements gériatriques. Parmi les exemples de maltraitance souvent cités, est évoquée la question des repas, moment pourtant privilégié de convivialité, d'ouverture à autrui. Comment faire pour apporter un peu plus de temps à ceux qui en ont le plus besoin ? Il en va de même du lever, du coucher et de la toilette et de la difficulté de trouver le lien entre une vie communautaire suffisamment souple malgré ses contraintes, et les attentes individuelles, bref de créer un environnement où il fait bon vivre. Le problème de l'insuffisance des moyens, indéniable, peut se poser non seulement en termes de dotations mais aussi de l'importance des besoins du secteur gériatrique.

De même, il est souvent mis l'accent sur l'importance du recrutement et de la formation du personnel. (52 personnes insistent sur l'importance de la formation continue). « L'accompagnement des mourants cristallisant toutes les interrogations relatives à l'institution gérontologique en matière de soins », il est impossible de s'improviser, d'où l'indispensable besoin de formation visant à acquérir la connaissance des processus de vieillissement et de la vieillesse et des savoir-être en psychogériatrie. Mais si la formation apporte la connaissance, elle doit être alliée à la motivation. Au cours du même colloque d'Albi, un Directeur d'établissement cite le cas de membres non diplômés de son personnel qui ont acquis des niveaux d'excellence grâce à leur expérience et à leur motivation. Mais, même placé dans des conditions idéales de motivation, de formation, donc de compétence et de conscience professionnelle, l'individu peut être maltraitant : On nous pardonnera ce qui peut être considéré comme un lieu commun mais, lorsqu'on touche à l'Homme, il existe toujours des paramètres qui échappent encore au domaine des connaissances. Nul doute cependant qu'il existe un potentiel humain d'une grande richesse qui doit être protégé et encouragé. (Observons que ceux qui étaient motivés en choisissant ce métier -51%- le restent puisqu'ils le choisiraient de nouveau -51%-). Les 49% qui ne l'ont pas choisi et qui n 'avaient pas forcément la motivation au départ, peuvent l'avoir acquise, tout comme aspirer à découvrir des horizons nouveaux.

Même s'il n'occupe qu'une position tout à fait marginale (12eme place avec 38 mentions), on notera l'importance du cadre de vie, des espaces aménagés pour faciliter les rencontres et préserver aussi l'intimité. A cet égard, à défaut d'être un modèle, l'exemple de réalisation de Tonneins peut retenir l'intérêt : disposition concentrique pour faciliter la surveillance au sens de veiller sur, et donc libérer plus de temps à affecter à des tâches plus importantes. Ouvertures sur l'extérieur, espaces propres à recréer un peu l'ambiance du « chez soi » comme le coin cuisine, permettant la mise en œuvre d'activités visant à stimuler, à éveiller en évitant d'infantiliser, espaces prévus et sécurisés pour faciliter la déambulation. Sans doute s'agit-il là d'investissements lourds mais à côté de ceux-là, quelques aménagements techniques peu coûteux tels que meilleures isolations thermiques et phoniques amélioreraient la qualité de vie et diminueraient considérablement les risques liés aux conditions climatiques extrêmes. On ne saurait trop formuler le vœu que les médecins spécialistes, les Cadres et le personnel soignant, qui connaissent les besoins liés à telle ou telle pathologie, soient associés aux plans de rénovation des bâtiments et puissent formuler leurs observations.

Enfin, l'attention accordée aux personnes âgées suppose que l'on prenne aussi en compte le personnel soignant : « Aider les aidants » afin que leur mal être ne se transforme pas en rejet ou en attitudes agressives envers les personnes âgées.

(56 interrogés souhaitent discuter en équipes des problèmes rencontrés. Le même nombre, soit 81% se dit favorable à la constitution de groupes de parole animés par un psychologue. 13 % estiment que c'est inutile, 6% ne se prononcent pas). Toutes les remarques ont été relevées : celles qui explicitent ce fort désir de communication, celles aussi qui le récusent en lui préférant la création de postes plus nombreux. Cf. fiches réponses.

 Mais il serait injuste de toujours crier : « Haro ! » sur l'institution sans se remettre en question au niveau personnel. Les institutions sont le reflet de ce qu'en font les individus

Demander sans doute mais aussi apporter.

En s'interrogeant, l'individu prendra conscience d'apporter sa modeste contribution à une œuvre collective se référant à des valeurs qui soutiennent l'action.

Il devra apprendre et comprendre (cf. formation) les problèmes engendrés par la vieillesse et pour cela situer la personne accueillie en sa qualité de personne unique ayant ses goûts, son passé souvent très riche, sa culture, ses habitudes de vie. Par un effort de sympathie au sens de bienveillance, ouverture à autrui, il s'efforcera de valoriser ses coutumes, ses connaissances, ses modes qui constituent, dans une sorte de « relecture de sa vie » toute sa richesse intime. D'où l'importance de mieux se connaître soi-même pour se corriger, ne pas imposer ses opinions et respecter la personne âgée par ses attitudes, ses gestes et sa propre manière d'être. Ces qualités sont les mêmes que celles qui régissent la vie sociale ordinaire, elles sont contenues dans les termes de tact, de délicatesse, (aptitude à penser, à juger avec subtilité), ou de politesse au sens de « polir les contacts », dont le défaut rend les rapports entre individus si difficiles.

Une partie de la réussite passera par une meilleure qualité d'écoute de la personne âgée, en dépit des contraintes extérieures, de ses problèmes, de ses vœux, du choix du lieu où elle veut vivre. A ce propos, on citera ALMA qui souligne « le risque majeur de la vieillesse situé autour de la perte d'identité et de diverses formes d'aliénation. Tout tiers, familial et professionnel, tout service, toute institution d'hébergement est alors en mesure de précipiter ce risque, par une organisation qui va à l' encontre d'un ou plusieurs des besoins de la personne ». Monsieur le Professeur Debout cité à ce propos la très belle chanson de Brel :

Et puis il y a la toute vieille

Qu'en finit pas de vibrer

Et qu’on n 'écoute même pas

Vu que c 'est elle qu'a l 'oseille

Et qu’on n’écoute même pas

Ce que ses pauvres mains racontent.

Faut vous dire Monsieur

Que chez ces gens-là

On ne cause pas Monsieur

On ne cause pas on compte.

(J. Brel. Chez ces gens-là.)

Toute mesure visant à renforcer la protection juridique de la personne âgée, (dans le cas d'un entourage peu scrupuleux par exemple), irait dans le bon sens.

A cet égard, le rôle de la famille est essentiel puisque l'écoute à ce niveau facilite une connaissance indirecte et rapide de la personne âgée. Les éléments recueillis interdisent d'émettre le moindre jugement mais permettent d'orienter les efforts pour apaiser, soulager. De nombreuses erreurs s'expliquent par une connaissance insuffisante du vécu des intéressés. Il convient donc de prendre le temps de l'écoute.

Parmi les nombreuses mesures souhaitées, on pourrait ouvrir la réflexion en vue d'améliorer les procédures de traitement des signalements des maltraitances pour rendre celles-ci plus efficaces mais aussi pour éviter que ne s'installe un climat de délation qui irait à l'encontre du but visé. L'esprit d'équipe, l'auto surveillance naturellement exercée par le groupe sont souvent les meilleurs garants pour prévenir les conduites déviantes. Ce n'est qu'en dernier recours, après avoir épuisé tous les autres moyens, que les personnes interrogées déclarent vouloir recourir à la fiche de déclaration.

(La majorité des questionnés privilégient d'abord le groupe de parole -51- puis une discussion franche pour agir sur les intéressés -44-, enfin le recours à la fiche de violence -38-). Conscients donc de la gravité de la démarche, elles souhaitent que tout soit mis en œuvre d'abord au sein de l'équipe puis par la cellule de violence pour examiner la recevabilité de cette déclaration qui, mal comprise ou mal utilisée, pourrait être elle-même assimilée à une nouvelle maltraitance grave : Accusations sans preuves, souvent anonymes, volonté délibérée de nuire entraînant sur le plan humain de graves dommages qui peuvent se retourner contre les auteurs.

Dresser des garde-fous n'encourage nullement à l'inaction. D'ailleurs le défaut de signalement d'une maltraitance connue, grave et avérée, dont serait victime une personne âgée ou un membre du personnel, serait assimilé à une complicité passive, passible de poursuites pénales (Article 223 du Code Pénal). Il n'est pas toujours facile de faire la part de la vérité et celle de l'imposture ; c'est pourquoi, sans renoncer à l'action, la majorité de nos collègues préfèrent adopter sur le sujet une position prudente.

(Onze personnes choisissent de ne rien dire pour ne pas aggraver encore la situation).

Laisseraient-elles, par leur silence, « s'installer, plus ou moins consciemment, une zone de non droit ? » Sujet très vaste sur lequel la confrontation des idées et l'information peuvent apporter des éclairages extrêmement précieux. (Une seule personne opte pour « autres solutions »).

Le dictionnaire Littré donne de la délation la définition suivante : « Dénonciation mais toujours en mauvaise part. » Le dictionnaire de la Langue Française -Hachette- : « Dénonciation par vengeance, intérêt ou vilenie. » Dénoncer un fait grave et avéré, ce n'est pas de la délation mais un devoir civique.

En résumé, est-il utopique de croire que quelques moyens humains supplémentaires suffiraient à changer les données du problème ? Progrès structurels et individuels sont deux notions complémentaires : tous les moyens du monde ne serviront à rien sans le désir, la motivation de gens qui n'ont pas donné un simple consentement mais qui ont opéré un choix et aspirent à se former pour mieux agir ; de même, les meilleures intentions, les enthousiasmes seront vite étouffés s'ils sont toujours sacrifiés sur l'autel de la rentabilité si déplacée quand il s'agit d'œuvrer en faveur d'une vieillesse bien traitée.

On ne saurait mieux résumer la philosophie qui devrait inspirer tous les efforts des soignants qu'en citant les propos très forts recueillis sous la plume du Docteur Lucien Mias :

« Quand tu me laisses au lit et que tu fermes la porte de ma chambre, tu fermes les portes de mes sens.

* Si tu fermes les portes de mes sens, tu fermes les portes de mon contexte (l'environnement matériel et l'entourage humain qui m'ont fait entrer et me maintiennent en humanitude).

» Si tu fermes la porte de mon contexte, tu fermes la porte de mes savoirs (savoir observer le contexte ; savoir reconnaître : savoir percevoir les normes de fonctionnement du vivant ; savoir organiser : savoir comparer, savoir trier, savoir sélectionner ; savoir interpréter : donner un sens à partir de ce que j'ai été, ce que je suis, ce que je veux être ; savoir choisir ; savoir créer avant de pouvoir échanger ; savoir exprimer, prendre position par le verbal et le non verbal).

* Si tu fermes la porte de mes savoirs, tu fermes la porte de mon autonomie (savoir-faire ; savoir comprendre : savoir entrer en relation, en résonance ; savoir intégrer : savoir globaliser le réel ; savoir communiquer : savoir Être).

* Si tu fermes la porte de mon autonomie, tu fermes la porte de ma structuration mentale.

* Si tu fermes la porte de ma structuration mentale, tu fermes la porte de mon

Etre, être moi parmi les humains ».


CONCLUSION

Personne n'aurait pensé à poser la question : « Avez-vous été témoins de bientraitances ? » N'est-ce pas la reconnaissance implicite de ces remarquables ressources humaines évoquées plus haut qui, à tous les niveaux, agissent et participent à la recherche du meilleur ? Ces exemples-là nous donnent de solides raisons d'espérer et nous amènent à conclure sur une note résolument optimiste.

Plus généralement, serait-il raisonnable de pointer le doigt sur les imperfections d'un système sans jamais jeter un regard sur le passé pour mesurer les progrès accomplis ? La salle commune de la fin du XIXème siècle représentait déjà un progrès pour l'époque. Elle évoque aujourd'hui ce qu'il y a de pire : entassement des lits, hygiène plus que douteuse, inconfort, ouvertures sur l'extérieur inaccessibles, promiscuité ; on parlait alors, non sans raison, de ces « mouroirs » du XIXème siècle, hérités de structures asilaires, période où, malgré le dévouement des personnels, la maladie même était parfois considérée comme honteuse, signe d'un châtiment divin, où malades, infirmes et anormaux étaient souvent dissimulés aux yeux de leurs semblables quand, dans les pires des cas, ils n'étaient pas sujets de dérision ou victimes de montreurs de foires.

Aujourd'hui, bâtiments modernes et recherche sans doute perfectible de la fonctionnalité, reconnaissance de la spécificité de la discipline et formation de praticiens compétents, colloques de plus en plus nombreux sur le problème de société qu'est la vieillesse, action d'associations efficaces et surtout affirmation de la valeur inestimable de la personne humaine témoignent des immenses progrès réalisés.

Progrès insuffisants sans doute comme vient de nous le rappeler cruellement l'actualité. L'augmentation considérable du nombre de décès liés à la canicule de l'été 2003 ne doit pas être considérée comme une fatalité ; on n'oubliera certes pas le terrible constat mais on observe aussi le réveil d'une conscience collective, prélude à une véritable volonté politique. Redéfinir la place et le rôle de la personne âgée dans la société, tel est le leitmotiv relevé dans les déclarations de nos dirigeants, toutes sensibilités confondues.

Gageons que l'affirmation selon laquelle l'avancement d'une civilisation se mesure à la façon dont elle traite ses aînés ne sera pas une simple vue de l'esprit mais une réalité porteuse d'espoir et de promesses.

« Rien n’est précaire comme vivre

Rien comme Etre n'est passager

C'est un peu fondre pour le givre

Et pour le vent être léger

J'arrive où je suis étranger. »

-Aragon-

 


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